Pous­ser la por­te de la du­ra­bi­li­té

Le collectif belge Rotor, commissaire cette année de la Triennale d’architecture d’Oslo, décortique la notion de durabilité à travers une exposition «en chantier». La manifestation se tient dans la capitale norvégienne jusqu’au 1er décembre.

Publikationsdatum
29-10-2013
Revision
12-10-2015

Durabilité. Notion équivoque et passe-partout s’il en est, elle constitue la thématique globale de la 5e Triennale d’architecture d’Oslo (OAT). La plus grande manifestation du genre de la Scandinavie prend ses quartiers dans la capitale norvégienne depuis 2000. Et ça tombe plutôt bien. A contre-courant de la majorité des pays européens, la Norvège connaît une croissance économique sans cesse dopée par la rente pétrolière. L’important accroissement démographique depuis la fin du siècle dernier conduit les autorités à injecter une partie de cet argent dans le développement urbain. Résultat, Oslo a véritablement muté depuis une décennie. Plusieurs quartiers – Vulkan et ses anciennes usines réhabilitées, Tjuvholmen et son musée construit par Renzo Piano, Bjørvika avec son opéra et son Barcode dont le masterplan a été pensé par MVRDV – sont en phase de transfiguration. On peut alors se demander si construire des quartiers « verts » avec le fruit du commerce d’une énergie non renouvelable est durable.
L’appel à candidatures pour le commissariat de l’OAT proposait la croissance comme thème initial. Le collectif pluridisciplinaire Rotor1 et criticat2, retenus ensemble pour mener l’édition 2013 de la foire, lui ont préféré celui de durabilité. criticat s’étant finalement retiré du projet en raison d’un désaccord avec les organisateurs de la triennale, Rotor a chapeauté seul la manifestation. Il en a surtout mis sur pied son exposition principale. 
Avec Behind the Green Door, les Belges de Rotor ont pris le parti de ne pas prendre parti, si ce n’est, bien entendu, dans la sélection des objets exposés. Depuis près d’un an, les membres du collectif, à l’affût, ont rassemblé une considérable collection composée de centaines d’objets issus de bureaux d’architectes, organisations environnementales et autres entreprises de construction. L’exposition donne à voir 625 de ces objets, disposés çà et là, sans logique apparente, sur des tables alignées dans la salle principale du DogA (le centre norvégien d’architecture et de design). 
Tous les artefacts présentés ou presque datent d’après 1987, année durant laquelle a été remis le rapport des Nations Unies « Notre avenir à tous » – ou « rapport Brundtland », du nom de la cheffe de l’Etat norvégien de l’époque, Gro Harlem Brundtland, qui présidait alors la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, à l’origine dudit rapport. Ce dernier a posé les principes fondamentaux du développement dit « durable » et servi de base au Sommet de la Terre, cinq ans plus tard. 
Rotor retient essentiellement un propos issu de ce texte : « Le développement durable signifie s’efforcer de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité de satisfaire ceux des générations futures. » « Impossible de ne pas adhérer à cette définition », admet Maarten Gelen, membre fondateur de Rotor, que nous avons rencontré lors du week-end d’ouverture de la triennale. « Mais c’est un concept, cela reste très théorique. Le rapport ne mentionne pas comment traduire ce concept de manière concrète, ne donne aucun outils. L’idée est donc abstraite, commune, et la mise en pratique de cette idée est variée, multiple. C’est ce que nous avons voulu montrer dans notre exposition. »

Du paradoxe du durable


Notion abstraite et sibylline, « faire du durable » est devenu la panacée de tous les grands maux, réchauffement climatique en tête. Les politiques, les Etats, les entreprises de construction et les architectes ne peuvent plus se permettre de ne pas inclure la durabilité dans leur programme. Faire du durable est devenu une évidence, voire une obligation. Certains en font le leitmotiv de leur discours, green business oblige.
Cet objectif de durabilité conduit parfois au contresens. La domotique, qui rassemble des techniques d’automatisation, se donne notamment pour ambition d’économiser de l’énergie en faisant fonctionner un bâtiment seulement quand cela est nécessaire – faire varier l’éclairage artificiel selon l’éclairage naturel, par exemple. Certains louent cette manière de vivre. D’autres estiment que la complexité croissante des bâtiments les ampute de tout caractère chaleureux et que la domotique mène à la déresponsabilisation de l’utilisateur. Lorsqu’un édifice automatisé présente un dysfonctionnement, cela devient en outre difficile de le remettre en marche sans faire appel à l’entreprise qui a élaboré le système. 
Prenons aussi l’exemple de la mise aux normes énergétiques de bâtiments anciens. Parfois, pour atteindre un objectif énergétique et produire des performances similaires à celles des constructions nouvelles, les édifices anciens sont recouverts de panneaux isolants. La notion de durable est ici traduite essentiellement en termes énergétiques. Le durable ne pourrait-il pas aussi être ce qui dure en termes de mémoire, de souvenir, de patrimoine ? Peut-on, au nom du durable, changer la peau d’un bâtiment et en modifier ainsi le caractère unique ? 
Toutes ces questions sous-tendent Behind the Green Door, dont la collection est hétérogène. S’ils ont en commun cette ambition de durabilité, les artefacts présentés démontrent surtout l’équivocité d’un terme qui n’a finalement jamais été véritablement défini. « Ce qui est considéré comme durable par l’un, ne l’est pas par l’autre », soutient Marteen Gielen. « L’exposition tente de montrer la multitude d’interprétations possibles de ce terme. Nous présentons des échantillons de matériaux, des pans de façades, des maquettes, des dessins. Ce sont des reliques, des fragments. » Chacun de ces objets est accompagné d’un petit texte qui permet de le remettre dans son contexte. A l’entrée de la salle, un tourniquet donne à voir une multitude de coupures de presse en lien avec la notion de durabilité. 
L’industrie de la construction, au même titre que l’industrie agroalimentaire, voit son lot de labels croître de manière frénétique. Des labels qui mesurent pour la plupart l’efficience énergétique d’un bâtiment à partir de sa livraison, et tiennent compte de sa durée de vie. La conception du bâtiment est oubliée, son après-vie aussi. Quelle quantité d’énergie a-t-on consommé pour construire ce bâtiment ? Qu’a-t-on fait du surplus de matériaux ? Que deviendra le bâtiment une fois détruit ou transformé ? 
Il est des cas où la fonction d’un édifice est laissée de côté alors même qu’elle pourrait, ou devrait, être englobée dans l’idée de durabilité. La bibliothèque de George W. Bush, inaugurée au printemps dernier et dont Rotor a choisi d’exposer une photographie, a été certifiée par plusieurs labels « verts ». Peut-on la qualifier de durable, alors qu’elle rend hommage à un président qui a ouvertement mené une politique austère, en adoptant des positions éco-sceptiques et en niant la réalité du réchauffement climatique   ?

Villes utopiques


Le durable, tel qu’entendu par la plupart des instigateurs de projets ou des créateurs des artefacts exposés dans Behind the Green Door, qualifie bien souvent un objet ou une construction en tant que tels. Il oublie le processus, le système global, la circulation des matériaux. Masdar City, évoquée dans l’exposition, constitue une sorte d’archétype de cette problématique. Cette ville nouvelle, en construction dans le désert, non loin d’Abou Dabi, par le cabinet Foster + Partners, devrait à terme produire plus d’énergie qu’elle n’en consomme. Mais qu’est-ce que cela implique de construire une ville à partir de rien ? A Masdar City, on ne conduira pas de voitures. Elles resteront parquées en dehors de son enceinte. La ville ne sera pas climatisée, mais tempérée par des solutions constructives et techniques. Masdar peut-elle exister autrement que comme objet high-tech hyper-sophistiqué, coûteux à entretenir ? Son rôle symbolique suffit-il à en justifier l’existence ?
Toutes proportions gardées, l’îlot de Masdar City fait écho aux micro-villes construites par les pionniers de l’environnementalisme nord-américain dès la fin des années 1960 – leur histoire est racontée dans l’exposition Far-out voices (voir article lié), mise sur pied dans le cadre de l’OAT et qui constitue une sorte de complément à Behind the Green Door. On songe par exemple à Drop City3. Ces villes, comme Masdar, ont été bâties à partir de rien. Une poignée de personnes y ont formé des communautés vivant en autarcie. Drop City, ville utopique parce qu’oubliant que, même construite à l’écart, elle continuerait à faire partie d’un système, s’est dissoute quelques années plus tard. Ces mini-villes américaines diffèrent néanmoins fondamentalement de Masdar City en ce sens que ses habitants y ont fabriqué leur maison de leurs propres mains. On y a favorisé le low-tech, l’autoconstruction. A Masdar, le high-tech est roi. Low-tech / high-tech établit la distinction entre les deux expositions principales de l’OAT, et peut-être, de manière schématique, entraîne un hiatus entre ce qui était considéré comme durable par les pionniers de l’environnemantalisme des années 1960 et 1970 et les bâtisseurs d’aujourd’hui. 

Work in progress


Les commissaires d’exposition l’avaient affirmé dès le départ : ils souhaitaient prendre le contre-pied d’autres manifestations analogues, en s’adressant avec l’OAT à un large public, et non aux seuls initiés. Le pari est partiellement tenu. 
Quand on pénètre dans la salle d’exposition, le premier sentiment éprouvé est celui du rejet. Les objets en soi ne sont pas spécialement attrayants, la scénographie pas vraiment travaillée : les artefacts sont posés sur des tables, on se croirait presque dans un magasin de bricolage. Difficile alors de parvenir à s’introduire dans la substance de l’exposition. Pour guider le visiteur et l’aider à porter sur elle un regard critique – l’exposition ne l’est nullement –, Rotor a organisé des visites commentées par des experts4. L’expert en question (directeur de musées, rédacteur en chef d’une revue d’architecture...) sélectionne différents objets qu’il commente et met en perspective. Arjen Oosterman, rédacteur en chef du magazine Volume dont nous avons suivi la visite, a par exemple choisi une tondeuse à gazon fonctionnant à l’énergie solaire. Il en convient, la tondeuse fonctionne sans polluer. Il émet un doute : la problématique soulevée ici est « essayons de ne pas polluer en tondant notre gazon ». Avant de concevoir un tel appareil, ne faudrait-il pas se demander si cela est réellement nécessaire de tondre son gazon ?
Rotor a pris le parti de ne s’intéresser qu’à une brève période de l’histoire de la durabilité (dès 1987, lorsque le concept a été nommé), alors que l’émergence d’une conscience écologique dans la société va de pair avec l’apparition de l’industrie. Le cinéma des années 1930 donne de beaux exemples de questionnement sur l’impact environnemental de la vie moderne. Cette sensibilité ne fait que s’accroître au cours du siècle. Le collectif belge n’entend pas ici délivrer une vérité ou donner des leçons. Avec cette exposition qui s’apparente à un cabinet des curiosités et sert de référence à l’ensemble de la triennale, Rotor propose au contraire un matériau brut à modeler, fixe un point de départ, amorce la discussion en mettant à disposition une agora. 
Behind the Green Door, c’est en somme le chantier de l’histoire en cours de la durabilité. 

 

Notes

1. Rotor est un collectif belge fondé en 2005 et basé à Bruxelles. Il s’intéresse à la circulation des matériaux issus de l’industrie de la construction. Il se penche sur la pratique – réalisation de projets d’architecture et de design – autant que sur la théorie – enseignement et conférences. L’un des membres fondateurs, Maarten Gelen, a par ailleurs été professeur invité à la HEAD en 2012, au sein de la filière d’architecture d’intérieur. Rotor a réalisé le pavillon belge de la Biennale d’architecture de Venise 2010. Rem Koohlaas, séduit par l’exposition – des bouts de matériaux de récupération accrochés au mur à l’image de toiles –, a mandaté Rotor pour mettre sur pied la rétrospective consacrée à OMA. L’exposition s’est tenue d’octobre 2011 à février 2012 à la Barbican Art Gallery de Londres. 
2. criticat est une revue française associative, axée sur l’architecture. Elle a été fondée par un petit groupe d’architectes qui ont quitté l’exercice de leur profession pour se consacrer à la critique. 
3. Drop City était une micro-ville autoconstruite au milieu des années 1960 dans le sud du Colorado, regroupant une communauté d’artistes, principalement intéressés par le théâtre. Dissoute au début des années 1970, elle est souvent citée comme la première petite ville hippie. 
4. Ces visites se poursuivent tout au long de la triennale. Elles feront, entre autres éléments, l’objet d’une publication qui portera un regard rétrospectif sur la manifestation.

 

 

Triennale d’architecture d’Oslo – OAT

Jusqu’au 1er décembre 2013
Epicentre de la manifestation au DogA, le centre norvégien de design et d’architecture
Hausmanns gate 16, 0182 Oslo
www.oslotriennale.com 

 

Conférence de Maarten Gielen, membre fondateur de Rotor, à la Maison de l’architecture

Jeudi 7 novembre 2013 à 18 h 30
Palais de l’Athénée, Genève
www.ma-ge.ch

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