The World, the Fle­sh and the De­vil

Ranald MacDougall, 1959

Le Silo décortique ici un film considéré comme l'avant-garde des films d'apocalypse

Publikationsdatum
30-04-2013
Revision
23-10-2015

The World, the Flesh and the Devil n’est pas seulement l’une des premières fictions cinématographiques spéculant à partir de l’hypothèse de la survie d’un seul homme sur terre. Le film de Ranald MacDougall assume surtout avec une qualité d’épure générique sans précédent la seule véritable fonction cognitive de la science-fiction : non pas tant produire un savoir positif sur ce que le futur pourrait nous réserver que révéler les limites sur lesquelles butent nos imaginaires collectifs, autrement dit interroger les difficultés que nous éprouvons à concevoir des représentations radicalement différentes du monde connu. Ralph Burton (interprété par Harry Belafonte) travaille au fond d’une mine en Pennsylvanie quand un nuage radioactif éradique toute forme de vie sur terre. Après cinq jours de réclusion forcée, il parvient à s’extraire des profondeurs et prend acte de l’ampleur de la catastrophe dans les journaux de la veille, titrant : « C’est la fin du monde ». La fin d’un monde, aussi – le monde de la propriété. Ralph fait main basse sur tout ce dont il a besoin, se rhabille de pied en cap et se met en route pour New York au volant d’une Cadillac. A l’embouchure de l’Hudson, des centaines de voitures abandonnées barrent l’accès aux ponts et aux tunnels qui conduisent à Manhattan. Traversant le fleuve sur une modeste chaloupe au départ d’un embarcadère aux faux airs d’Ellis Island, Ralph rejoue en quelque sorte l’arrivée des migrants à New York. 
La ville est debout, intacte mais déserte. MacDougall a filmé les rues de Manhattan au point du jour, donnant à contempler un paysage urbain aussi funeste qu’étrangement ravivé par une rosée qu’on dirait éternelle. Il lui aura suffi de bloquer quelques rues et de post-synchroniser ses vues (nous n’entendons jamais que l’écho amplifié des pas et des appels désespérés de Ralph) pour faire apparaître la ville comme une scène vertigineusement vide, une pure masse architecturale, un grand canyon urbain en noir et blanc.
Ralph s’adapte, s’installe, se débrouille pour rallumer les lumières de la ville et découvre bientôt qu’il n’est pas seul : Sarah l’a longuement observé avant de venir à sa rencontre. Mais elle est blanche, et il est noir. Aussi exceptionnelles que soient les circonstances, qu’ils puissent former un couple est encore impensable dans l’Amérique de la fin des années 1950. Il leur faudra attendre l’arrivée d’un autre homme, Benson, et la toute fin du film, pour consommer la mésalliance, faisant de New York un nouvel Eden, à trois. 
Méditation sur la menace nucléaire, antiraciste, le film de MacDougall figure en outre le brouillage des rapports sociaux occasionné par la vie urbaine comme une réelle promesse de recommencement – pour peu que l’on considère la grande ville comme représentation concrète d’un problème abstrait plutôt que comme seul décor spectaculaire de la fable. Acculés par un destin vécu sur le mode de la survie et de la cohabitation involontaire, Ralph, Sarah et Benson ont en effet su retourner l’autorité de leur situation en nouvel horizon et faire de leurs conditions réelles d’existence, plutôt que d’aucune valeur ou d’aucun idéal, le fondement de leurs choix. Ainsi la grande ville au petit matin fait-elle autrement image : de l’apocalypse heureuse où le paradis perdure.

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