Tra­vel­ling à 3 francs

Ici et ailleurs

Le voyage d'Eugène sur la ligne 6 du tramway bâlois

Publikationsdatum
26-02-2013
Revision
23-10-2015

L’opinion raisonnable voit dans le tram un moyen de transport pratique, écologique et moins coûteux que le métro. C’est vrai et j’abonde. Mais le tram est aussi poésie. Un cinéma ambulant. Un travelling urbain. La ville se donne à voir à elle-même. Le mois passé, pour trois francs, je me suis offert une séance de cinéma rhénan en prenant le tram 6. La ligne relie frontière allemande et française en passant par le centre de Bâle. Et c’est parti pour 12,5 km de travelling!
Départ à Riehen. Le tram s’engage sur sa boucle de rebroussement. La douane est à cinquante mètres derrière nous. Mon voisin m’apprend qu’en 1910, le tram passait la frontière et finissait sa course à Lörrach, en Allemagne. Nous longeons le long bâtiment de la Fondation Beyeler dessiné par Renzo Piano et revêtu de porphyre rouge de Patagonie. Un musée unique au monde, tout en longueur (quatre murs porteurs de 127 mètres !), n’ayant à abriter aucune cafeteria ni bureaux administratifs. Au centre de Riehen, halte sur la place du village, dont l’abri au toit en ellipse a été conçu par les architectes Furrer et Fasnacht. Nous laissons derrière nous les maisons à colombages pour traverser des champs et des terrains de sports. Sur la droite, au loin, un alignement de peupliers matérialise le cours de la Wiese. La rivière prend sa source au nord, au coeur la Forêt Noire.
A l’arrêt Habermatten, les passagers ne le sentent peut-être pas, mais nous sommes à trois rues du plus grand cimetière de Suisse: le Friedhof am Hörnli. Parmi les 40 000 tombes, celles de Jakob Burkhardt et Karl Jaspers. Plus loin, la couleur verte des wagons se fond dans la campagne. A l’horizon, les 105 mètres de la Messeturm ressemblent à une boîte d’allumettes. Après une longue ligne droite ponctuée par une Migros dessinée par Diener et Diener, le tram passe sous les voies CFF, tourne à droite et s’immobilise devant la Badischer Bahnhof. Ici, Karl Moser a voulu faire grand. Ici, l’empire exposait sa puissance. Je veux parler du Reich allemand qui a financé cette gare juste avant la Première Guerre mondiale. Dès 1938, la Svastika nazie fut hissée sur la tour de l’horloge. Car les quais et une partie du hall de la gare sont en territoire allemand…
Nous quittons la tour de l’horloge pour une autre érection. La Messeturm apparaît peu à peu. Et là, surprise ! Un ciel étrange recouvre la Messeplatz. Une immense halle a atterri là, enveloppée dans un treillis métallique. Herzog & de Meuron en sont les concepteurs. A force de recevoir des commandes et gagner des concours, ils sont en passe de devenir les architectes officiels de la ville. Le tram s’arrête deux minutes sous ce ciel à 430 millions de francs, puis continue sa route, avec indifférence.
Nous rejoignons le Rhin. Sur la gauche, la façade blanche de l’hôtel Kraft. Dans les années 1920, Hermann Hesse y a séjourné pendant qu’il écrivait Le loup des steppes. Quarante ans plus tard, aux Etats-Unis, un groupe de rock se baptise Steppenwolf en hommage au roman. Leur chanson Born to be wild, reprise dans le film Easy Rider, devient l’hymne des Hells Angels. Quant au tram, il roule sans sauvagerie sur la Mittlere Brücke. Un pont a toujours existé à cet endroit depuis huit siècles. Il a attiré un important trafic commercial et de nombreux voyageurs. Sans ce pont, Bâle n’est pas grand-chose. Sous les roues des wagons, une interminable péniche chargée de gravier glisse en direction de Rotterdam.
Nous arrivons à la Marktplatz, bordée par le Rathaus aux murs rouges. Les trams verts de Bâle-Ville croisent les trams jaunes avec un liseré rouge de Bâle-Campagne. Un ballet de couleurs ! J’admire aussi la magnifique façade Art Nouveau de Globus. C’est là que le jeune Tinguely a commencé sa carrière, en décorant des vitrines. Heureusement pour l’histoire de l’art, il a été viré au bout de quelques mois pour insubordination…
Un passager a abandonné la Basler Zeitung sur un siège. J’apprends que dans la région, décidément, l’argent coule à flots. La ville a commandé 60 nouvelles rames à l’entreprise Bombardier pour la somme de 222 millions de francs. Autre grand projet: retraverser les frontières. D’ici peu, la ligne 11 finira son parcours à Saint-Louis en France et la ligne 8 à Weil am Rhein, en Allemagne. Le chauffeur redémarre. Les ruelles de la vieille ville sont amoureusement entretenues. Quelques touristes prennent des photos depuis leurs sièges. L’impression d’être à Disneyland. Le tram s’immobilise au pied du Basler Theater. Son toit en coque de béton dessiné par le tandem Schwarz- Gutmann en 1975 se découpe dans le ciel, où passent les avions en direction de l’aéroport Bâle-Mulhouse. Le tram 6 attaque enfin le dernier tronçon qui le mènera dans la commune d’Allschwil, à un jet de pierre de l’Alsace. Porphyre de Patagonie, la mort, Karl Moser, un ciel de métal, Easy Rider, Rotterdam, le rouge, le vert, le jaune et le théâtre. Tel est le charivari de matières, de couleurs et d’associations d’idées générés par un travelling en tram.

Magazine