Le fil de fer barbelé, du champ au camp
Comment le fil de fer barbelé, outil agricole ingénieux, est-il devenu cet outil politique, symbole de l’oppression? En évoquant le rôle décisif du barbelé dans trois grandes catastrophes de la modernité, Olivier Razac analyse, dans la lignée de Foucault, la violence croissante à l’oeuvre dans la gestion politique des espaces et des populations.
La naissance du fil de fer barbelé est relativement facile à situer. En 1874, un fermier de l’Illinois, Joseph Glidden, dépose le brevet d’un matériau de clôture nouveau, identique au fil de fer que nous trouvons encore largement autour des champs de nos campagnes, un siècle et demi après. L’invention est très simple, et géniale de ce fait même: deux fils torsadés qui enserrent des barbes de fil biseautées aux deux extrémités. Ce fil va connaître un succès mondial rapide, massif et indiscuté. En fait, si l’on regarde de plus près les conditions d’émergence de cette invention, les choses se compliquent un peu.
Entre la fin du 18e siècle et 1874, des centaines de brevets autour de la question des clôtures agricoles ont été déposés1. Un des problèmes important à réglerétait la production de clôtures répulsives: clous sur des planches, losanges en métal, sortes d’éperons circulaires, barbes en S, souvent sertis sur un fil de fer... Tout est bon, avec pourtant deux constantes: on recherche alors un moyen léger (économique) et pourtant efficace pour clôturer les champs des fermiers qui commencent à coloniser le grand Ouest, en particulier au-delà du Mississipi. Les conditions géoclimatiques des grandes plaines ne permettent pas d’utiliser à grande échelle les outils traditionnels de cloisonnement agricole murets en pierre, rails de planches, haies vives... Le fil de fer barbelé naît donc d’abord d’impératifs techniques liés à l’exploitation des terres. Le fil de Glidden résulte de ces impératifs: la torsion des deux fils le rend plus résistant à la chaleur et aux grands froids, comme elle maintient les barbes en place pour obtenir un véritable pouvoir de répulsion contre les bêtes sauvages et les troupeaux de bétails sillonnant l’Open range.
Pourtant, cet outil technique prend immédiatement une importance politique considérable. Bien sûr, l’on pourrait voir cet enjeu d’une manière convenue. «L e premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.»2 Le barbelé aurait évidemment une dimension politique en tant qu’outil de délimitation de l’espace. Mais alors, on dilue totalement sa spécificité historique, puisque cela est vrai de la même manière pour tous les autres outils de délimitation. Les rescapés des camps de prisonniers ou de concentration après la seconde guerre mondiale ne portaient pas à la boutonnière un brin de laurier ou de troène, ni la représentation d’une brique, ou d’un barreau. Ils portaient unbrin de fil de fer barbelé.
L’importance politique spécifique du barbelé vient d’ailleurs, ce n’est pas une question de propriété privée. A peine vingt ans après son invention «agricole», l’utilisation du barbelé est attestée dans la création de «camps de concentration» pendant la guerre d’indépendance de Cuba contre l’Espagne (1895-1898). Le passage du champ au camp, ce n’est pas 1875-1933, mais 1875-1895. Le barbelé est immédiatement utilisé, non pas pour indiquer une différence juridique dans l’espace, mais pour exercer un pouvoir extrême de vie et de mort sur une population. De ce point de vue, le barbelé n’est pas un outil parmi d’autres, il est le signe (au sens de symptôme) d’une inflexion historique des formes d’exercice du pouvoir, en particulier sur l’espace. Il est le signe que, désormais, ce pouvoir fonctionne davantage à l’action qu’à la marque, davantage à la puissance qu’au symbole, et ceci implique plusieurs conséquences.
Tout d’abord, le pouvoir de la marque que l’on peut appeler pouvoir de la borne est passif vis-à-vis du corps, il s’adresse d’abord à l’esprit, la pancarte n’empêche pas de passer. A l’inverse, le barbelé résulte de la recherche d’une action sur le corps, il doit produire un effet physique douleur, blessure, mort.
Ensuite, et corrélativement, le pouvoir de la marque, ne fait qu’indiquer une différence dans l’espace. Elle dit qu’il est interdit de passer sur un mode discursif, s’adressant à un sujet parlant. Même le mur en reste encore largement à ce mode d’action, indiquant la limite avec un pouvoir d’action finalement limité. Le barbelé vise en dessous de la parole, le corps vivant lui-même, en tant qu’il peut ressentir de la douleur. C’est bien pourquoi il fonctionne de la même manière pour les animaux et les hommes.
Enfin, ces deux déplacements indiquent, qu’avec le barbelé, il ne s’agit plus de politique au sens juridique classique du rapport entre un souverain et des sujets ou entre des citoyens. Le pouvoir sur l’espace n’est plus essentiellement l’indication des différences de droits sur son étendue. Il consiste à rendre possible la gestion différentielles des corps vivants, selon une polarité radicalisée: à l’intérieur, faire vivre, aménager la productivité, la sécurité, le confort à l’extérieur, laisser mourir, disperser, abandonner, exposer à tous les dangers.
Autrement dit, le barbelé est le signe exemplaire d’un pouvoir biopolitique au sens de Michel Foucault. D’un côté, la face protectrice et productive : «La découverte de la population est, en même temps que la découverte de l’individu et du corps dressable, l’autre grand noyau technologique autour duquel les procédés politiques de l’Occident se sont transformés. [Dans cette biopolitique,] le pouvoir doit s’exercer sur les individus en tant qu’ils constituent une espèce d’entité biologique qui doit être prise en considération, si nous voulons précisément utiliser cette population comme machine pour produire, pour produire des richesses, des biens, produire d’autres individus3.» De l’autre côté, cette protection suppose le renversement de la biopolitique en «thanatopolitique» contre tout ce qui peut la menacer : «Les massacres sont devenus vitaux4.»
Or, le barbelé nous enseigne davantage encore. Le fait qu’il ait été immédiatement utilisé pour produire l’espace paradigmatique de la violence politique moderne, c’est-à-dire le camp, n’est pas anecdotique. Il montre non seulement que l’essence du pouvoir moderne n’est pas le respect des droits de citoyens, mais la gestion d’une masse d’être vivants; il démontre surtout l’ambivalence constitutive de cette gestion. Le camp est précisément ce lieu étrange où l’extérieur devient l’intérieur et l’intérieur l’extérieur. Dans le camp, le barbelé ne sert pas à refermer la sphère productrice sur elle-même de telle manière que l’on puisse y développer tranquillement les technologies d’exploitation. Il sert à refermer le dehors sur lui-même de telle manière que s’y concentre l’abandon, jusqu’à l’extermination active. Plus précisément, si l’on suit l’image des champs et des pâtures, le barbelé a servi à distinguer le bétail productif, à l’intérieur, des bêtes sauvages nuisibles, à l’extérieur. Polarité encore binaire. Le camp montre un schéma plus complexe. Les concentrationnaires peuvent être amenés au camp dans des wagons à bestiaux ou guidés en procession le long des routes par des bergers qui tirent pour tuer. Ils ne sont pas des bêtes sauvages dispersées que l’on chasse, mais un troupeau que l’on achemine et concentre dans un lieu fermé pour le faire travailler. En même temps, ce troupeau n’est pas géré par des techniques de protection et de production, mais laissé à l’abandon, crevant de faim et de froid, maltraité, humilié, frappé, finalement exterminé industriellement. On superpose le dedans (l’usine) et le dehors (le désert), le nuisible et le productif, l’exclus et l’intégré. Ce chiasme où le troupeau est traité comme la bête et la bête comme le troupeau est le schéma très précis du fond de notre condition politique moderne.
Le camp révèle l’aspect trompeur de la polarité entre le dedans et le dehors, l’inclusion et l’exclusion. La vérité de la politique moderne comme biopolitique, toujours aussi thanatopolitique, est que le dedans est toujours aussi un dehors, que les inclus sont toujours en menace d’exclusion, que la notion même de droits politiques ne peut qu’être fondamentalement affaiblie (et c’est un euphémisme) dans l’ère et l’aire de la gestion.
Ce qui apparaît clairement dans l’exemplarité du camp, peut aussi nous apparaître éloigné, voire incongru, quant à notre situation de citoyens d’une démocratie. C’est alors que les enseignements que l’on peut tirer des autres grandes utilisations du barbelé sont utiles. Tout d’abord, si le barbelé est passé immédiatement du champ au camp, cela ne signifie pas que son utilisation «agricole» n’a pas aussi eu une importance politique, ou plutôt biopolitique. Le barbelé a permis de protéger la propriété des fermiers puis des éleveurs américains. Il a ainsi contribué d’une manière décisive à la colonisation de l’Ouest. Mais ce faisant, il a aussi participé activement au génocide puis à l’ethnocide des dernières tribus indiennes libres. Non seulement parce que la progression de la «Frontière» signifiait la réduction puis la quasi disparition des territoires indiens, mais ensuite parce que le lotissement barbelé des terres a gangrené les réserves en forçant une sédentarisation des peuples nomades, achevée à la fin du siècle. D’un côté, il y a là un enjeu agricole et politique relativement classique de conflits autour des droits sur la terre et des modes d’exploitation des ressources. De l’autre, il y a déjà le signe de l’ambivalence biopolitique/thanatopolitique. Plus la modernité se veut inclusive, protectrice, productrice, plus ses bords sont des gouffres, plus elle produit des phénomènes d’exclusion extrême des inassimilables. Exclusion massacrante qui n’est pas un reste archaïque mais l’effet même de la dynamique du progrès. «Les races indiennes fondent en présence de la civilisation de l’Europe comme les neiges au milieu du soleil.»5 Auschwitz est une usine d’extermination et de production. Ce qui signifie que les bénéficiaires de l’inclusion le sont toujours au prix des exclusions fatales qui la permette. Mais cette exclusion n’est pas pensable dans les coordonnées juridiques de la politique classique. Elle est comme une face sombre en deçà du droit qui en soutient pourtant le fonctionnement.
Deuxième cas exemplaire, l’utilisation massive des barbelés dans la fortification militaire de campagne, en particulier les tranchées de la Première Guerre mondiale. Ici, il ne s’agit plus de l’opposition entre la civilisation barbelée et des sauvages voués à disparaître. Il ne s’agit pas non plus, bien sûr, de la simple «fortification» d’une frontière nationale juridique. Ce qui est en question, c’est la radicalisation des conflits qui deviennent, bien au delà des questions classiques d’équilibre des puissances nationales, une guerre inexpiable entre des « races » antagonistes. Le problème alors, c’est que l’exclusion radicale au-delà des barbelés fonctionne en miroir. L’Autre allemand, barbare animalisé, qui doit être exterminé à tout prix, c’est aussi moi, le poilu, dans ses yeux. D’où le doute fondamental: «Qu’est-ce que nous sommes? Des Français à qui leur pays a demandé de le défendre, ou simplement des brutes de combat »6 Le no man’s land est la superposition des deux dehors, où les gestes d’exclusion radicale des puissances industrielles de destruction se concentrent. Là, tous découvrent la vérité de leur condition, en tant qu’ils défendent le «champ» biopolitique en passant au-delà des barbelés, ils ne peuvent plus être des citoyens, même plus des hommes, à peine des animaux, en fait, de la chair à canon.
Et nous là dedans? Ici et maintenant. On peut encore, à condition de quelque effort, repérer des barbelés. Cependant, la distinction entre la fonction agricole et la fonction biopolitique est plus facile à faire aujourd’hui. Lorsque le barbelé participe à l’exercice d’un pouvoir de vie et de mort sur des hommes, il ne s’agit plus du modèle de Glidden, mais du barbelé dit «rasoir», des lames affûtées, serties sur un fil extrêmement résistant. Des lames de toute sorte selon les besoins: tournantes pour empêcher l’escalade, crochues pour déchirer la chair, colorées pour dissuader, ou même électrifiées... Ce barbelé, on le verra peut-être sur les murs des prisons (en fait, il y en a plus qu’avant mais il est moins visible), au-dessus des enceintes des centres de rétention pour migrants ou des sites industriels plus ou moins sensibles (de la centrale nucléaire au centre de stockage).
On le verra peu là où on pourrait l’attendre: à nos frontières, sécurisant certains quartiers lors de manifestations ou protégeant des zones résidentielles. Ce n’est pas tant que le barbelé a disparu, il a été remplacé. La même fonction de délimitation active est majoritairement remplie par des technologies plus légères, plus souples, plus efficaces et plus discrètes (donc plus acceptables) que ce fil chargé d’une très lourde histoire.
L’évanescence du barbelé ne signifie pas du tout l’éclipse des enjeux modernes de la biopolitique. Au contraire, les exclus de la «civilisation» continuent de mourir contre ses limites, en Méditerranée par exemple, cherchant peut-être à échapper à la frontière « électronique » du sud de l’Espagne7 (contre des barbelés, encore, dans les enclaves espagnoles de Mellila et de Ceuta au Maroc). La dynamique d’inclusion continue à produire des gouffres (racistes et potentiellement génocidaires), au sein même de nos villes si sophistiquées, dans des interstices abandonnés (squats délabrés, campements sauvages sur les bords de rocades ou dans des friches industrielles) et, de plus en plus, par mouvement forcé, dispersion continue dans un no man’s land invisible puisqu’il n’existe que pour les migrants et les exclus, pourtant parmi nous.
Et malgré tous les efforts de la gestion biopolitique pour préserver ses citoyens-brebis, nous risquons toujours de les apercevoir et de voir, à travers eux, qu’ils sont le prix de notre confort, à la fois illusoire et cher payé.
Olivier Razac est docteur en philosophie à Paris VIII. Il est l’auteur d’ Une histoire politique du barbelé, publié chez Flammarion.
Notes
1 Voir Henry D. McCallum et T. Frances, The wire that fenced the west, University of Oklahoma Press, 1965. «During the period from 1790 through 1873 there had been 652 United States patents issued on fencing in general.»
2 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, GF-Flammarion, 1992, p. 22
3 Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », dans Dits et Ecrits, tome IV, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1994, p. 193
4 Michel Foucault, La volonté de savoir, Gallimard, Tel, 1994, p. 180
5 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 2, Garnier Flammarion/ Philosophie, 1993, Préface de François Furet, p. 23
6 Maurice Genevoix, Ceux de 14, Seuil, Points, 1996, p. 118
7 Il s’agit du SIVE ( pour Sistema Integral de Vigilancia Exterior). Opérationnel depuis 2002, ce système de senseurs, centres de contrôles, patrouilles d’intervention, couvre aujourd’hui les frontières maritimes des provinces espagnoles de Cadix, Malaga, Grenade, Huelva, Almeria, les îles Canaries, il fonctionne également dans les enclaves de Ceuta et Melilla.