«L’ave­nir est in­cer­tain et la fia­bi­li­té to­ta­le de la pla­ni­fi­ca­ti­on une il­lu­si­on»

Dans un monde incertain, comment un processus de développement sur le long terme – en matière d’urbanisme, par exemple – peut-il tout de même aboutir? C’est ce que nous explique Senem Wicki, présidente du conseil d’administration d’espazium – Les éditions pour la culture du bâti, qui est aussi «kaospilote». Un échange sur le pouvoir de l’imaginaire qui légitime l’action, sur des visions d’avenir porteuses de liens et sur l’importance de la dispute.

Publikationsdatum
04-01-2023

Senem Wicki, vous avez été formée au Danemark comme kaospilote. A quoi correspond cette étiquette professionelle?
Le ou la kaospilote a appris à affronter le chaos et sait s’y mouvoir quand tout n’est pas fermement sous contrôle – une aptitude vraisemblablement très précieuse par les temps qui courent. Concrètement, durant mes trois ans de formation, j’ai appris à concevoir des processus de changement avec des clients issus de l’économie, de la culture et du monde politique et à encadrer des projets pertinents où j’ai pu affiner ma fibre entrepreneuriale holistique.

L’un de vos centres de recherche porte sur l’avenir de la ville. Quelles tendances y décelez-vous actuellement?
Notre approche de l’urbain est indubitablement en train de changer: les séparations entre habitat, travail, loisirs, formation, production, consommation, etc. introduites par le mouvement moderne s’estompent toujours plus, ce qui entraîne un brouillage des dispositifs spatiaux correspondants. Un café est aussi un chez-soi, un chez-soi fait encore office de bureau, lequel sert également de garderie. Ces nouveaux types d’espaces appellent de nouvelles représentations et des régulations permettant de développer de tels lieux au-delà des catégories fonctionnelles usuelles.

Une autre tendance forte est que l’avenir des villes ne relève plus uniquement des prérogatives des pouvoirs publics et des aménagistes professionnels: dans nos sociétés civiles averties, les gens veulent contribuer au renouvellement de leurs cités, ce qui implique des processus de dialogue transparents et participatifs. Nos attentes envers la ville sont aussi de plus en plus fortes. Nous voulons nous y déplacer rapidement, mais aussi nous y détendre. Nous désirons habiter là où ça se passe, mais sans que cela épuise notre budget. Nous souhaitons un mode de vie renouvelable, mais le renoncement doit être aisé. Ces aspirations peuvent trouver des réponses seulement au prix d’une importante dose de matière grise.

En 2020 vous avez accompagné la Ville de Zoug dans le développement de sa stratégie de «Smart City Zug». Or, ces dernières années, entre les lotissements sécurisés et les écoquartiers, le concept de Smart City a été fortement mis à l’épreuve. De quoi s’agissait-il en l’occurrence?
En réalité, nous ne nous sommes pas confrontés à la ville dite intelligente, mais à des gens informés, à une «Smart Citizenship»: quelle peut-être la plus-value d’un réseau numérique pour les personnes résidentes? Comment des outils numériques peuvent-ils nous aider à prendre des décisions concertées, sans décider à notre place? La stratégie zougoise vise un réseau numérique au service des gens. Pour sortir de l’abstraction, nous avons proposé des scénarios d’avenir réels: par exemple, un forum d’échanges virtuel, où l’on se rencontre comme sur une place villageoise et où l’on débat pour prendre des décisions collectives. Dans des processus participatifs, une telle infrastructure «intelligente» peut abaisser le seuil d’inhibition à prendre la parole, en particulier chez les plus jeunes – soit la future population de la ville. Cela étant, le recueil et l’agrégation de données comporte aussi des risques, notamment si les données personnelles ne sont pas suffisamment protégées.

Pourquoi faut-il des représentations concrètes pour illustrer des thématiques d’avenir?Parce qu’il n’y a que ce que nous pouvons nous figurer, qui peut aussi nous pousser à agir. La mobilité nous en offre un exemple: il y a déjà vingt ans qu’on aurait pu vivre dans une vallée reculée en y travaillant à distance, vu qu’Internet était alors disponible. Sauf qu’on ne pouvait pas l’envisager. Maintenant, nous avons des représentations et des modèles liés au travail à distance et du coup, ça devient possible. Pour épuiser l’éventail des possibilités, il ne suffit pas de disposer de la technologie nécessaire, il faut aussi une capacité d’action, qui résulte elle-même de l’imagination. Comme nous le savons, cette faculté n’est pas également développée chez tout le monde, mais elle peut être exercée. Plus je m’imagine ce qui pourrait advenir si les choses étaient différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui, mieux je me prépare à l’imprévisible. Cet entraînement mental peut être soutenu par des projections d’avenir ou, toujours plus souvent, par l’immersion dans des espaces virtuels. Le métavers – ou plutôt le plurivers! – offre un grand potentiel pour refaire le monde en jouant et lancer des essais sans activer d’emblée les bétonneuses. 

Vous avez également accompagné le développement de concepts pour un nouveau quartier bâlois nommé «klybeckplus», dont le plan directeur vient d’être rendu public. En quoi a consisté votre rôle?
Les trois propriétaires fonciers voulaient – avant tout débat sur les surfaces et les affectations – disposer d’une représentation commune des potentialités du site. Notre mandat a été de les assister en amenant d’une part notre expertise et nos savoirs prospectifs et, d’autre part, en encadrant le processus. L’objectif était de parvenir à des narratifs durables pour ces lieux, qui soient suffisamment ouverts pour être réinterprétés au fur et à mesure du déploiement de projet.

Mais encore?
A Klybeck, cela revient par exemple à exploiter la facette laboratoire du site pour tenter des expériences, pour tester de nouvelles approches urbanistiques, afin de créer dans cette zone encore purement industrielle les bases d’une future production locale, ménageant les ressources et proche des gens. Nous avons également proposé d’utiliser le potentiel de Klybeck pour ménager des espaces libres et intermédiaires connectés, opposés à la fragmentation croissante dont souffrent nos sociétés. Ce socle de développement d’idées peut contribuer à la naissance d’une réalisation concertée, qui se projette bien au-delà des solutions de compromis et des postures politiques habituelles.

Comment contribuez-vous à faire partager cette ambition imaginative?
Notre expertise n’est pas urbanistique, elle se fonde sur la vision holistique du présent et l’éventail des possibilités de l’après-demain. Nous mettons au jour des angles morts et nommons les conflits d’objectifs – car il en existe aussi. Nous avons bien conscience que l’avenir qui semble prometteur pour un lieu diffère énormément selon les personnes et les groupes sociaux concernés. Nous voulons thématiser les divergences et permettre aussi des empoignades fécondes. D’après notre expérience, lorsqu’on appréhende une situation dans une optique future, il y a une chance de percevoir autrement les conflits; les positions peuvent certes différer, mais l’objectif à long terme peut exercer un effet rassembleur.

Les processus de transformation urbaine s’étalent sur de longues périodes, parfois des décennies. Or, dans l’intervalle, les acteurs, les buts et les conditions changent. Existe-t-il des stratégies pour aborder cette incertitude, pour pallier l’implanifiable?
C’est un avantage lorsque des acteurs sont en mesure de s’engager dans un processus d’apprentissage collectif, d’intégrer sans cesse de nouveaux constats et de transmettre ces compétences. Bien sûr, pour des processus au long cours, nous pouvons continuer à jouer un rôle de partenaires et aider nos mandants à bâtir leur propre maîtrise de l’avenir. L’Unesco parle à ce propos de «littératie des futurs» et en a fait une de ses priorités stratégiques depuis 2020, soit «une compétence qui permet à tout un chacun de mieux comprendre le rôle que joue le futur dans leurs perceptions du présent».

Il n’en faut pas moins des règles suffisamment contraignantes pour assurer une certaine sécurité planificatrice, tout en étant assez ouvertes pour permettre de futures mutations. Comment réussir ce grand écart?
L’architecte et urbaniste danois Jan Gehl a étudié avec sa femme psychologue, Ingrid Gehl, les interactions d’humains dans leur environnement bâti. Il a moins défini les espaces urbains à partir de caractéristiques fortes comme les alignements construits qu’en fonction de facteurs souples comme des thèmes et des contenus. De tels facteurs, réputés malléables, peuvent être assez forts pour promouvoir une idée, mais ils demeurent interprétables. Et ils doivent l’être, vu que nous construisons finalement pour les cent prochaines années. Comment instaurer à long terme une participation collective allant au-delà des besoins individuels actuels? De quoi la société aura-t-elle besoin à l’avenir? Si citoyennes et citoyens peuvent l’anticiper et que les bâtisseurs contribuent à traduire ces représentations en espaces, nous aurons des développements beaucoup plus durables. Cela implique une approche intégrative et interdisciplinaire, qui s’éloigne d’une perspective fonctionnaliste ou technicisante.

Pourquoi semble-t-il si difficile de s’y engager?
L’avenir est incertain, une fiabilité totale de la planification une illusion. En même temps, tenter la nouveauté comporte toujours des risques – quelqu’un doit jouer sa tête et dire: nous ouvrons ici une zone expérimentale, même si nous ne savons pas encore avec certitude ce qui en ressortira. Lorsqu’on apprend à vivre avec cette incertitude quant à la suite, on reste opérationnel – et en gardant à l’esprit la détermination systématique d’un futur désirable, on est porté par une puissante motivation.  

klybeckplus, Bâle


Avec quelque trente hectares, Klybeck est le plus vaste périmètre en voie de transformation à Bâle. A fin septembre 2022, les partenaires au projet que sont le Canton de Bâle-Ville, Swiss Life et Rhystadt ont rendu public le plan directeur d’urbanisme klybeckplus.

L’objectif est de réaliser un pan de ville offrant verdure et mixité en reliant des quartiers jusque-là séparés. Les éléments clés du développement incluent la consommation durable de ressources, une mobilité urbaine soutenable et le respect des exigences assurant une ville climato-compatible.

Senem Wicki (Kaospilote dipl. / MA Strategic Design) dirige conjointement avec Martina Kühne le bureau kühne wicki Future Stuff à Zürich. Elle travaille comme experte en innovation pour des villes, des entreprises et des groupes de réflexion, conçoit des processus de transformation et aide des organisations à se réorienter  dans des contextes en constante mutation. Depuis l’été 2022, elle préside le conseil d’administration d’espazium – Les éditions pour la culture du bâti, éditrice de TEC21, TRACÉS, Archi et espazium.ch