Mieux vi­v­re avec moins, mais avec de l’espace!

Placée sous le signe de la réduction de l’empreinte énergétique des logements d’utilité publique, la 4e journée de l’ARMOUP1 à destination des élus, qui s’est tenue le 12 mai dernier à Lausanne, a mis en lumière deux logiques, que nous discutons ici: l’une, comptable, de réduction de la surface habitable, l’autre, sociale et spatiale, de changement des modes de vie.

Publikationsdatum
07-06-2022

Lors de cette journée consacrée à la réduction de l’empreinte énergétique dans l’habitat, un autre sujet a traversé les débats, en creux: les politiques sont-ils vraiment motivés à soutenir, financer, améliorer et développer le logement d’utilité publique? Les LUP ne représentent aujourd’hui que 5 % des logements en Suisse, alors même que la réponse aux besoins en logements abordables n’est pas assurée. Quand des familles inscrivent leurs enfants sur les listes d’attente des coopératives à la naissance, pour leur garantir un logement lors de leur entrée dans la vie active, c’est bien le signe que la machine est grippée...

Les coopératives et les fondations sont pourtant, comme l’a rappelé Bernard Virchaud, président de l’association et directeur de la SCHL, un «modèle qui a fait ses preuves à travers l’histoire», et qui est en capacité, plus que d’autres selon lui, de répondre aux enjeux sociaux et environnementaux actuels: 50 % des bâtiments d’utilité publique répondent à la norme Minergie (deux fois plus que la moyenne); les coopératives, situées en secteurs urbains denses et bien desservies par les transports en commun, consomment 25 % de surface de moins que le logement libre et ont un impact sur la vie sociale de leurs habitants: mixité, participation, responsabilité.

Tout milite donc pour créer plus de LUP, et rénover intelligemment le parc de 29 000 logements que compte la Suisse romande. Mais – et les différents intervenants de la 4e journée l’ont bien montré –, si s’attaquer à la question énergétique est une condition nécessaire, elle n’est pas suffisante.

Réduire la surface habitable par habitant?

C’est la proposition de Philippe Thalmann de l’Institut d’architecture et de la ville, professeur d’économie à l’EPFL, issue notamment des conclusions d’un projet de recherche mené dans le cadre du PNR 73 Économie durable sur l’empreinte environnementale des habitations2.

Plusieurs enseignements sont ressortis de cette étude. D’abord, la majorité des bâtiments étudiés, y compris les plus récents, sont classés G (dans la classe d’efficacité énergétique) – autrement dit «très mauvais» – et doivent donc être assainis. Ensuite le critère de la «durabilité» du logement n’est pas déterminant pour les locataires: ce qui compte dans le choix d’un appartement c’est, dans l’ordre, un loyer modéré, un balcon, un espace vert. Enfin, l’enquête a montré que les baisses du coût de l’énergie pour les locataires liées à la rénovation étaient réinvesties, pour certains dans des voyages, notamment en avion. Ce qui fait dire à Thalmann, dans un raccourci surprenant – dont on ne sait pas trop si c’est du lard ou du cochon – que «les baisses de loyer ne sont pas forcément bonnes pour l’environnement» car elles ne participeraient pas à réduire l’empreinte carbone globale par habitant...

Que faire alors? «Il faut leur faire accepter des logements plus petits», c’est-à-dire réduire la surface habitable par habitant, avec l’idée que «moins de m2 construits = moins de matière utilisée», donc moins de ressources et d’énergie consommées. «On aura moins besoin de construire si on se serre un peu plus». Mathématique.

Sur le papier, c’est tentant. Mais rappelons d’abord que l’augmentation importante des m2 par habitant durant les dernières décennies (de 34 m2 en 1980 à 46,3 en 2020, source OFS) n’est pas liée aux plans des logements, mais aux modes d’habiter: en ville, 50 % des ménages ne comptent qu’une seule personne, les divorces génèrent des besoins de chambres d’enfants chez chacun des parents, des séniors vivent seuls dans de grandes villas, etc. Ça ne veut pas forcément dire en tout cas que les logements locatifs sont trop grands, ou pas assez remplis.

Évidemment, du point de vue de l’intérêt général, la taille des LUP devrait être adaptée à la taille des ménages qui les occupent. Dans les faits, les coopératives définissent déjà des règles d’occupation strictes lors de l’attribution des logements, mais se heurtent à des difficultés, compréhensibles, pour faire accepter à leurs locataires un logement plus petit lorsque leur situation change. Les réalités contemporaines rendent également difficile l’appréciation de cette parfaite adéquation: des couples séparés accueillent leurs enfants une semaine sur deux, des grands-parents hébergent régulièrement leurs petits-enfants, on a besoin d’une pièce fermée pour télétravailler quelques jours par semaine, etc. Quelle est alors la bonne taille d’un logement, qui n’est pas occupé en permanence de la même façon? Certes, on peut construire des chambres d’amis, des salles mutualisées, des coursives collectives généreuses, mais pas sûr qu’à la fin ça fasse «moins de matière» dans les bâtiments.

En tous les cas, réduire encore la surface des logements ne résoudra rien. On le voit déjà: construire des appartements «compacts» revient souvent à supprimer les espaces servants – couloirs, placards intégrés, halls – alors même qu’ils offrent la flexibilité dont on a besoin aujourd’hui et créent des séparations essentielles à l’intimité.

Sans doute l’étude, réalisée avant le COVID, mériterait-elle une mise à jour pour tirer les enseignements des deux dernières années écoulées. Les épisodes de confinement ont mis en lumière le besoin d’espaces pour travailler, de balcons, de portes qui se ferment. Bien vivre dans son logement, avec suffisamment de surface, permet aussi de renoncer à d’autres choses (les voyages en avion, la maison de campagne, par exemple).

Réduire la demande énergétique

«Pour la première fois de son histoire, le dernier rapport du GIEC pose la question de la demande énergétique. Jusqu’à présent, le sujet était intouchable parce que lié au progrès et à la croissance. On s’interdisait donc de savoir si on pouvait vivre mieux avec moins. C’est effarant!» C’est avec ces mots que Julia Steinberger, professeure d’économie à l’Université de Lausanne et coautrice du rapport, a commencé son allocution. C’est d’autant plus effarant que le rapport conclut que le potentiel de réduction des émissions de GES serait de 40 à 70 % d’ici 2050, simplement en réduisant la demande, grâce à des mesures déjà bien identifiées: marche à pied, vélo, réduction du trafic aérien, rénovation des bâtiments, alimentation végétarienne. Cette réduction impliquerait bien sûr des changements de modes de vie mais surtout des changements systémiques (production, financement, etc.) dans l’ensemble de la société, ainsi que des changements infrastructurels et technologiques, donc des investissement publics et privés, notamment dans le secteur du bâtiment.

Pour répondre à ceux qui s’inquiètent d’une réduction du bien-être et du progrès humain liée à la réduction de la demande énergétique, Steinberger rassure: au-delà d’un certain niveau de consommation énergétique, il n’y a plus de bénéfices pour le bien-être. C’est l’«effet de saturation». Aujourd’hui, nous consommons trop d’énergie par rapport à ce qui serait nécessaire à un développement humain de haut niveau pour tous. Surconsommation, gaspillage, mauvaise redistribution... Nous pourrions donc vivre mieux avec moins d’énergie, mais avec plus de services énergétiques, de démocratie, d’équipements et de services publics, et des investissements massifs.

Dépasser l’entre soi? Innovations sociales et spatiales des coopératives

Valentin Bourdon, architecte Dr EPFL, a ramené les questions de l’espace et des modes de vie dans un débat essentiellement technique et économique. Au fil d’un retour sur les projets philanthropiques de logements ouvriers au tournant du 20e siècle, les cités jardins ou les expériences d’autoconstruction des Castors en France dans les années 1950, il a rappelé l’apport de ce type d’habitat coopératif dans la fabrication des villes européennes modernes, sa capacité à produire des formes architecturales inventives, accompagnant de nouveaux modes de vie.

Depuis une vingtaine d’années, les coopératives d’habitants en Suisse ont repris le flambeau de l’innovation spatiale, sociale et désormais écologique. Le caractère alternatif et expérimental de ces petites structures leur a permis de spatialiser avec audace d’autres manières de vivre ensemble, d’inventer des dispositifs participatifs très intégrés associant les futurs habitants à la conception du projet, sa réalisation, sa gestion, et de tester à échelle réelle d’autres manières de construire plus écologiques (matériaux, mise en œuvre, recyclage/réemploi, sobriété énergétique). Elles proposent ainsi une autre réponse – spatiale, architecturale, sociale –, pas seulement quantitative, à la question de l’empreinte environnementale.

Aujourd’hui, conclut Bourdon, ces coopératives gagneraient à sortir d’une marginalité revendiquée – dont le revers est une forme d’entre soi – pour assumer à la fois l’innovation et une mission de service public, et participer pleinement à la fabrication de la ville ordinaire.

Notes

 

1 L’Association romande des maîtres d’ouvrage d’utilité publique – ARMOUP – compte 300 membres, essentiellement des coopératives et des fondations. C’est un kaléidoscope de structures qui témoigne bien de la diversité des MOUP: des coopératives d’habitation historiques (SCHL, Cité Derrière, Logement idéal…), des «petites» coopératives d’habitants plus récentes (Ciguë, Équilibre, La Meute, Le Bled) et celles, anonymes, qui ne gèrent qu’un immeuble ou quelques logements. À elles toutes, elles ont en charge 29 000 logements d’utilité publique en Suisse romande.

 

2 Étude des mesures visant à réduire la consommation de ressources de l’habitat dans les phases de construction, d’utilisation et de réhabilitation de bâtiments résidentiels, à partir d’un recensement détaillé de la situation actuelle et de l’historique des bâtiments, ainsi que des logements et des locataires de deux sociétés coopératives d’habitation – ABZ (Zurich), SCHL (Lausanne) – et de la Mobilière Suisse (environ 10 000 appartements).