L'é­nig­me du Cer­cle de l'Er­mi­ta­ge

Exceptionnellement ouvert pendant les Journées du patrimoine, l’ancien moulin d’Epesses a dévoilé le trésor qu’il recèle: une œuvre d’Alberto Sartoris miraculeusement préservée. Le chantier de sa restauration, achevé en 2014, a permis de préciser la façon dont l’architecte a conçu une œuvre plastique, chromatique, électrique.

Publikationsdatum
13-09-2018
Revision
28-09-2018

La sauvegarde de cette réalisation tient du miracle.1 Son histoire en dit long sur la difficulté que l’architecture moderne a rencontré (et rencontre encore) à imposer sa présence dans le corpus patrimonial. En 1987, Jean-Christophe Dunant, alors étudiant en architecture, part à la recherche du Cercle de l’Ermitage, ce projet mythique d’Alberto Sartoris (1901-1998) qui doit essentiellement sa renommée à un dessin, une axonométrie publiée en 1935 dans The Architectural Review. Alberto Sartoris en reproduisit une version retouchée en 1987, qui accompagne une théorie sur la couleur. Après un retour sur quelques phases d’utilisation de la couleur chez les Modernes, de Mondrian à Le Corbusier, l’architecte énonçait ses principes : « Quant à la théorie fonctionnelle, qui est celle que nous préconisons, elle recherche avant tout l’emploi des méthodes d’application de toutes les couleurs dans l’espace-temps (aussi bien celles que nous connaissons que celles qu’inventent les plasticiens), pour créer, entre autres, la quatrième dimension. Les couleurs doivent alors faire corps avec l’architecture et la construction. Elles parviennent ainsi à réaliser des ensembles chromo-plastico-architectoniques dont l’expression esthétique et spatiale constitue aussi une induction de la structure.»2

Si le dessin est connu, la réalisation semble avoir disparu. Il s’agit de la transformation d’un ancien moulin à os situé à Epesses. Au début des années 1930, son propriétaire, le vigneron Georges Fonjallaz, aurait donné carte blanche à l’architecte pour faire de la vieille bâtisse un « Cercle », un lieu d’animation pour des artistes et des intellectuels, de la région et de passage. Le programme réunit un bar, un restaurant, une galerie d’art, une salle de conférence et même une piste de danse. 3

Or, le Cercle n’a pour ainsi dire jamais réellement existé. En 1936, la patente est refusée par l’administration publique, qui redoute l’ouverture d’un lieu de débauche au cœur du pittoresque vignoble du Lavaux. Le bâtiment devient un restaurant-bar, le Vieux Moulin. En 1971, après plusieurs réadaptations régionalisantes, l’intérieur est finalement entièrement recouvert par le propriétaire d’un décor composé de fausses poutres et de panneaux de plâtre.

Dans son enquête, Dunant vient à la rencontre de Sartoris. Lors d’un entretien mené en 1987, celui-ci évoque avec enthousiasme l’hypothèse d’une restauration intégrale du projet et propose même au jeune architecte, sur le ton de la boutade, d’en diriger le chantier. A posteriori, l’anecdote est troublante, tant elle semble prémonitoire : un demi-siècle plus tard, Dunant sera effectivement approché par le nouveau propriétaire des lieux, qui souhaite rendre l’ancien restaurant habitable.

Sous le plafond suspendu, derrière les panneaux vissés, l’architecte découvre des doublages métalliques et des verres parfaitement intacts, comme si l’architecte de la transformation de 1971 avait pris soin d’épargner, voire de conserver, derrière cette parure de carton et de plâtre, la substance originale du Cercle, au lieu de la fracasser à coup de masse, comme il est d’usage dans ce genre de situation.

Une hypothèse prend corps: il n’est pas complètement interdit d’imaginer que Sartoris soit intervenu personnellement lors de cette transformation, d’une manière ou d’une autre, afin de protéger son œuvre derrière un camouflage pittoresque. À la lumière de cette découverte, les propos tenus à l’étudiant en 1987 prennent une toute autre signification. Et si, conscient de la valeur de son travail, l’architecte avait ainsi cherché à le déguiser, afin de le préserver – le temps que les modes passent et que son œuvre soit pleinement réhabilitée?

Un tableau tridimensionnel


Le chantier de la restauration du Cercle de l’Ermitage s’est achevé en 2014. L’architecte a appuyé ses décisions sur plusieurs expertises, celles des artisans impliqués, celles des historiens des Archives de la construction moderne (Acm) et celles des chercheurs du Laboratoire des techniques et de la sauvegarde de l’architecture moderne (TSAM) de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Une étude stratigraphique a permis de retrouver les couleurs d’origine des murs du Cercle et d’interpréter la manière dont Sartoris les utilisait pour composer son projet.

L’ancien moulin a été construit sur une pente rocheuse faisant saillie et n’avait que peu d’ouvertures en façade. Sartoris a su tirer parti de la structure existante de manière subtile pour amener de la lumière jusque dans la partie en contrebas où se trouve le bar. En décalant les dalles à mi-niveau, il met en relation les étages sans interrompre l’espace. La lumière passe au travers d’une grande verrière et se reflète sur la paroi métallique. Il exploite les couleurs pour augmenter encore cet effet : des peintures mates aux tons sombres dans le salon  ; des embrasures de fenêtres peintes avec un rose pâle, très lumineux, qui transforme les fenêtres en canons à lumière ; du bleu et des couleurs plus claires dans l’espace intermédiaire de la galerie, obtenus avec une peinture satinée à l’huile de lin qui reflète la lumière. Pour finir, dans le bar, il a recours à des couleurs franches comme le jaune vif du mur central. Dissonantes, électriques, ces tonalités en contradiction doivent accompagner l’excitation des soirées animées. Pour Sartoris, en effet, les couleurs ont un impact décisif sur l’ambiance, mais également sur les comportements. « […] l’orangé ou le jaune de cadmium clair, indique-t-il, le soir, favorisent la beauté et le teint des femmes dans les salons, les boudoirs et les salles à manger ».4

Ce travail par la couleur est rehaussé par la lumière électrique, les verres opales du plafond étincelant qui inondent l’espace de lumière. Celle-ci est reflétée par le bar, entièrement réalisé en verre et en acier chromé. Sur la piste de danse, le rond lumineux fait un contrepoint vertical qui vient éclairer les jambes des danseurs et des danseuses. Dunant constate que Sartoris a tout recouvert de peinture : le métal, le bois, le plâtre. Pour un architecte dit «fonctionnaliste»,  explique-t-il, cela ne va pas de soi.

Comme l’axonométrie le suggère, le Cercle de l’Ermitage est une œuvre chromatique, composée de plans, un peu comme un décor de théâtre. Mais le dessin ne permet pas de voir toutes les faces. Aussi l’étude stratigraphique a-t-elle été déterminante pour mener le projet de restauration. « La face non visible du passe-plat, explique l’auteur de la restauration, n’est pas rouge, comme on pourrait l’imaginer en regardant l’axonométrie, mais bleue, car c’est le mur du fond du bar qui se retourne là. »  En étudiant le projet, on constate en effet que Sartoris ne travaille pas l’espace en volumes colorés, mais bien en surfaces pliées, et c’est probablement également pour cette raison qu’il a recours à l’axonométrie, une technique qui lui permet de composer simultanément en plans et en couleurs. Dunant parle du Cercle plus comme d’une œuvre plastique qu’architecturale et le qualifie volontiers de « tableau tridimensionnel »5.

Sartoris considérait effectivement que l’architecture moderne était d’abord l’invention des peintres. Pour s’en convaincre, il faut rappeler qu’il prenait part, peu avant le chantier du Cercle, à l’exposition Cercle et Carré montée à Paris en 1930. Celle-ci réunissait une quarantaine d’artistes qui ne faisaient pas de distinction entre peinture abstraite et architecture6. Dans le premier numéro de la revue éponyme, éditée à l’occasion de l’événement, Sartoris écrit sobrement : «Architecture. Système animateur des éléments lyriques et constructifs.»7

 

 

Notes

1    C’est le terme employé par Franz Graf et Jean-Christophe Dunant pour qualifier cette opération de sauvegarde. Franz Graf, « Sartoris et Le Corbusier. Deux restaurations à confronter », Patrimonial 1/2015, pp. 103-104 ; Jean-Christophe Dunant, « Alberto Sartoris. Cercle de l’Ermitage, Épesses », op. cit. pp. 105-107.
2    Alberto Sartoris, « L’architecture de la couleur », Ingénieurs et architectes suisses, 23/1983, pp. 436-439, p. 438
3    Antoine Baudin, Le monde d’Alberto Sartoris dans le miroir de ses archives, Lausanne, Archives de la construction moderne, PPUR, 2017, p. 72
4    «Attendu qu’il existe des couleurs qui reflètent la lumière, comme le blanc et le jaune ; d’autres qui l’absorbent, comme le noir et le vert ; d’autres qui réduisent la distance, comme les rouges ; d’autres qui l’augmentent, comme l’azur et le gris perlé ; […] et d’autres encore, comme l’orangé ou le jaune de cadmium clair, qui, le soir, favorisent la beauté et le teint des femmes dans les salons, les boudoirs et les salles à manger: ces claviers de couleurs permettront d’imaginer de nouvelles perspectives.» Alberto Sartoris, « L’architecture de la couleur », op. cit., p. 439
5    Entretien, 2 septembre 2018. La description matérielle détaillée qui précède repose sur le témoignage de l’architecte.
6    Parmi les artistes exposés, citons Hans Arp, Wassily Kandinsky, Le Corbusier, Fernand Léger, Piet Mondrian, Amédée Ozenfant, Kurt Schwitters, Sophie Taeuber-Arp, Georges Vantongerloo.
7    Cercle et Carré 1, 15 mars 1930, p. 6.

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