An­née eu­ro­pé­en­ne du pa­tri­moi­ne cul­tu­rel 2018: "Il s'a­git d'un tra­vail de fond à en­vi­sa­ger sur une lar­ge ba­se"

L’historien de l’art et journaliste berlinois Jürgen Tietz fait partie des parrains intellectuels de l’Année européenne du patrimoine culturel 2018. Nous nous sommes entretenus avec lui, ainsi qu’avec Anna Suter, membre du comité SIA, et Oliver Martin, responsable du patrimoine culturel et des monuments historiques à l’Office fédéral de la culture (OFC), des opportunités et des objectifs liés à cette année thématique.

Publikationsdatum
02-05-2018
Revision
07-05-2018

Qu’est-ce qui fait l’originalité de l’Année du patrimoine culturel et quelles sont les ambitions de ses initiateurs ?
Jürgen Tietz : La particularité de l’Année du patrimoine culturel est son ancrage paneuropéen, mais il ne s’agit en aucun cas de cautionner une tentative se bornant à implanter un nouveau label ou un contenant de plus. Notre ambition est bien plus de renforcer la cohésion entre les acteurs qui sont déjà à l’œuvre et de consolider les réseaux, afin d’augmenter l’impact du concept de patrimoine culturel européen.

Anna Suter : Ce qui me paraît essentiel dans cette vaste entreprise, c’est de libérer la notion de culture du bâti de sa focalisation sur l’histoire. La culture du bâti n’est pas liée à une époque. La création contemporaine de qualité est nécessairement un développement résultant de l’assimilation de l’héritage culturel. Faire comprendre cela à un large public non spécialisé représente pour moi un but fondamental de l’Année du patrimoine culturel.

Comment cette idée d’Année du patrimoine culturel a-t-elle pris forme ?
Tietz : Il y a quelques années, lors d’une réunion du groupe de travail chargé des relations publiques du comité national allemand pour la protection des monuments historiques (DNK), nous avons constaté que bien du temps s’était déjà écoulé depuis l’Année européenne du patrimoine architectural de 1975. Nous avons rapidement admis qu’une expérience de ce type devait être renouvelée ! Avec une année mémorielle destinée à montrer que les monuments d’Europe ont en eux la force d’assurer la cohésion intellectuelle du continent. Car les principaux styles et mouvements européens sont tous supranationaux.

Le début de l’année a vu la diffusion de la Déclaration de Davos, promulguée en janvier. Elle n’est toutefois qu’une déclaration d’intention non contraignante : est-ce suffisant ?
Tietz : J’en espère au moins un effet de renforcement réciproque qui diffuse nos idées au-delà des frontières. Quant à leur assurer un ancrage plus solide, c’est un travail de longue haleine, mais les gardiens du patrimoine sont coutumiers des missions difficiles. Dans ce sens, il faut voir 2018 comme un commencement.

Suter : J’ajouterai que le fait d’avoir en Alain Berset un président de la Confédération sensibilisé à la culture du bâti me rend optimiste. Que la thématique ait en soi pu être abordée dans un contexte économico--politique tel que le Forum économique mondial de Davos est un signal très positif pour la prise en compte des enjeux liés au bâti.

Mais culture du bâti et patrimoine culturel ne sont pas exactement synonymes…
Oliver Martin : En effet. L’Année du patrimoine culturel 2018 repose sur une assise plus large que l’Année européenne du patrimoine architectural de 1975 – au-delà du patrimoine bâti, elle englobe aussi l’héritage immatériel, fait de traditions, de coutumes, de pratiques culturelles.

Tietz : De même, les monuments historiques ne sont pas seulement des bâtiments ou des ensembles précis. Ils constituent aussi des éléments du tissu urbain et donc du corps social ; ils ne se bornent pas à évoquer le passé, mais influent encore sur le devenir des villes. Parler de la ville revient toujours à parler également d’objets mémoriels appartenant à des époques très diverses.

Il s’agit donc d’une plus-value conceptuelle, qui va au-delà des considérations esthétiques…
Martin : Exactement. Une culture du bâti de haute qualité n’est pas une fin en soi. Nous sommes convaincus qu’un cadre de vie régi par des valeurs élevées contribue de façon essentielle au bien-être de tous. A mes yeux, la qualité de l’espace public doit reposer sur l’idée du bien commun : l’environnement bâti ne doit pas seulement être soigneusement pensé pour des lieux exposés en centre-ville, mais partout. Y compris en lisière de ville et en milieu rural. Des espaces vivants et un bâti de qualité ne doivent donc pas être un luxe réservé à quelques quartiers centraux, mais un impératif stratégique pour l’environnement construit dans son ensemble.

Pourtant, sur la scène politique nationale et dans les médias généralistes, les enjeux liés à la culture du bâti n’occupent qu’une place marginale, voire aucune…
Tietz : Je pense que sur ce point, il faut déjà distinguer la Suisse de l’Allemagne. En Suisse, j’observe une conscience nettement plus marquée pour les enjeux relevant de la culture du bâti. Ça a certainement quelque chose à voir avec la démocratie directe : ici, les gens se préoccupent davantage des décisions touchant à leur environnement immédiat.

Que pensez-vous des organes de conseil en matière de conception ?
Tietz : Les conseils sont un excellent outil pour ancrer la culture du bâti dans les villes. Ils ne peuvent certes pas faire de miracles, mais ils offrent un bon cadre pour promouvoir le dialogue entre élus, fonctionnaires et maîtres d’ouvrage, sans oublier les architectes.

Une des conditions essentielles me semble être que ce dialogue se déroule dans une atmosphère d’estime réciproque et de confidentialité. Ma participation à des conseils de conception dans les villes (allemandes) de Fulda et Darmstadt m’a convaincu que de tels organes peuvent contribuer à améliorer l’architecture et qu’ils constituent un jalon important dans l’élaboration de concepts de développement urbanistique à plus long terme. Avec des budgets comparativement très modestes, ils déploient des effets étonnamment importants.

Madame Suter, comme architecte vous vous êtes plus d’une fois engagée pour des objets patrimoniaux des années 1960 et 1970. Comment fait-on changer d’avis un maître d’ouvrage a priori décidé à démolir un tel bâtiment ?
Suter : Les maîtres d’ouvrage ne s’opposent à un maintien de la substance existante que si leurs besoins ne peuvent être satisfaits en raison du classement du bâtiment. Il s’agit dès lors d’harmoniser le statut protégé d’un tel bâtiment avec un usage contemporain. Lorsque les exigences des parties impliquées sont pondérées de manière honnête et réaliste, on trouve toujours une issue.

Les architectes et les ingénieurs devraient-ils s’engager en politique ?
Suter : Nous autres architectes et ingénieurs devrions être actifs au niveau politique. Avoir réussi à ancrer la culture du bâti dans le Message culture 2016-2020 est un grand succès ! Si certains d’entre nous sont personnellement peu à l’aise sur la scène politique, qu’ils investissent davantage dans des actions de lobbying efficaces. Mais il ne faut en aucun cas nous laisser détourner de la voie maintenant engagée !

Tietz : Outre l’action politique, il faut assurer un large travail de sensibilisation au sein même de la société, entre autres par le biais de processus participatifs. En troisième lieu, la problématique de la formation esthétique me tient à cœur, surtout dans les écoles. C’est à mon sens un enjeu fondamental pour le futur développement du patrimoine bâti en Europe. Il s’agit d’un travail de fond à envisager sur une large base : nous devons élaborer des principes d’éducation esthétique, afin de permettre aux jeunes de se forger des critères pour appréhender leur environnement de manière qualifiée.

Il s’agit donc avant tout d’un travail de médiation…
Suter : Oui, je vois l’Année du patrimoine culturel comme une plate-forme de choix pour informer et sensibiliser la population d’une manière simple et ludique. Les non-spécialistes voient les choses d’une tout autre façon, dès qu’on leur explique les raisons du classement d’un bâtiment et des efforts entrepris pour protéger le patrimoine. Prenons l’exemple de la vieille ville de Berne : celle-ci n’est pas protégée juste parce qu’elle est « vieille et belle ». Son classement se justifie également par sa valeur de témoin précoce d’un aménagement urbain exceptionnel qui était étroitement lié aux structures sociales de l’époque.

Le rattachement de la culture du bâti à l’OFC est-elle le bon choix ? Les décisions concernant la construction et l’aménagement sont en effet prises dans d’autres départements fédéraux…
Martin : Le rattachement de la discipline au domaine culturel est juste. Où la culture du bâti pourrait-elle être mieux comprise et traitée ? Le signal que nous avons voulu donner est que l’environnement construit doit aussi répondre à des exigences culturelles. C’est parfois un avantage de ne pas tout concentrer en un même point et la répartition entre différents services élève plutôt le débat. Nous dialoguons en effet avec les départements en charge de l’aménagement, où nous avons des interlocuteurs désignés, et un groupe de travail a été mis sur pied. Au final, nous aurons une stratégie interdépartementale.

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