Vers le bo­is 4.0

Loin de l’image traditionnelle et artisanale du bois, les recherches menées à la HES bernoise architecture, bois et génie civil, à Bienne, entendent faire du bois un matériau moderne et performant et de la filière du bois suisse un secteur compétitif.

Publikationsdatum
22-03-2018
Revision
26-03-2018

A Bienne, la visite des ateliers de l’école offre un aperçu surprenant des recherches en cours. Au milieu des machines qui reproduisent des conditions de production quasi industrielles, on découvre un petit robot qui assemble des structures complexes en bois : après avoir coupé les pièces aux dimensions, il les colle en les maintenant dans l’espace, «comme une grosse imprimante 3D», précise Frédéric Pichelin, directeur de l’Institut des matériaux et de la technologie du bois. Ces robots seront-ils amenés à monter des charpentes sur les chantiers? «Pas encore, mais ce serait l’idée: faire du sur-mesure, tout programmer, pour limiter la manutention et les erreurs. Pour être compétitifs en Suisse, nous devons avoir une technologie de plus en plus rapide et automatisée et des produits ou des matériaux standardisés. Nous essayons de sensibiliser les industriels au fait qu’il faut passer à l’étape supérieure, sinon les produits seront manufacturés à l’étranger»

La recherche appliquée au service des entreprises de la filière locale 


Plus loin, des panneaux de fibres de coco sortent des presses chauffantes. Leur bel aspect brun sombre vient du tanin naturel qui remplace les colles synthétiques présentes ordinairement dans les panneaux de particules. Dans le cadre d’un projet de recherche fondamentale, la HES teste des colles naturelles, issues des sous-produits de l’industrie du bois, qui pourraient constituer une alternative écologique aux colles disponibles sur le marché. Les laboratoires ont ainsi réussi à extraire des écorces de résineux un tanin contenant un polyphénol naturel qui peut être activé en tant que colle. «La ligne directrice de notre recherche, relève Frédéric Pichelin, c’est d’utiliser la ressource locale bois pour produire des colles localement. Nous pouvons ainsi à la fois diminuer l’énergie grise, car les colles industrielles viennent de loin et dépendent des ressources pétrolières, et permettre au producteur d’avoir une certaine autonomie afin d’éviter les fluctuations de prix ou les pénuries de composants chimiques. L’économie circulaire est aussi l’une de nos grandes motivations. Ici, nous travaillons sur le bois, mais sans chimie synthétique. En fin de cycle, le bois pourra être broyé, transformé en panneaux de particules. Nous trouvons dommage d’apporter de la chimie dans un matériau qui a déjà des propriétés exceptionnelles, dont on peut extraire tellement de matière: des molécules pour faire des colles, des agents de préservation, des laques, des finitions.»

Dans le laboratoire de microscopie du bois, des recherches sont en cours sur le collage du hêtre, en partenariat avec une entreprise suisse qui souhaite valoriser cette ressource pour la construction. Contrairement aux résineux, ce feuillu réagit mal aux colles classiques synthétiques. Différents essais sont réalisés en laboratoire et la microscopie permet de voir si l’adhésif a bien pénétré et s’il s’est bien réparti dans le bois. «Pour l’instant, nous essayons de trouver la colle du marché la plus adaptée en recherchant les paramètres les plus efficients: quantité de colle, durcisseurs, temps de pressage, pour atteindre les meilleures performances. A plus long terme, nos laboratoires pourraient rechercher une colle vraiment adaptée pour ce produit-là. L’idée est de travailler avec un bois de texture constante, de détecter rapidement les bonnes et les mauvaises pièces et ensuite de les coller pour en faire des plateaux assemblés les uns aux autres de dimensions standards, et d’automatiser le plus possible pour réduire les coûts.»

A travers ces projets, qui ne constituent qu’une petite part des recherches menées à Bienne, on saisit mieux la démarche et le positionnement de l’école: proche de la pratique et des entreprises avec lesquelles elle développe des partenariats, ouverte à l’international pour mieux soutenir la filière du bois suisse. «Notre but n’est pas seulement de renforcer la chaîne, mais tous ses maillons, explique Marc-André Gonin, vice-directeur et responsable R&D, services et formation du département Architecture, bois et génie civil. Nous aimerions créer des synergies entre les différents acteurs de la filière.» 

Dans le cadre de l’initiative Forêt & bois 4.0, la HES bernoise intervient ainsi auprès des exploitants forestiers, pour les accompagner dans l’optimisation de leurs systèmes d’exploitation, comme auprès des entreprises de transformation pour les aider à développer de nouveaux processus, liés notamment aux technologies numériques, ou de nouveaux produits, comme des colles naturelles ou des lamellés-collés de hêtre. 

La recherche appliquée explore tous les potentiels d’utilisation du matériau bois pour trouver de nouveaux débouchés, dans des domaines beaucoup plus larges que celui de la construction ou de l’ameublement (comme dans les voitures, qui doivent utiliser une part de matériaux recyclables, le matériel de sports de glisse ou des produits de niche bio tels que des ressorts en bois pour matelas). «Nous pensons qu’il faut aller au-delà des produits 100% bois et élargir les domaines d’application du bois en le combinant avec d’autres matériaux. Si on ne le fait pas en Suisse, d’autres entreprises le feront et viendront sur le marché traditionnel du bois», prévient Marc-André Gonin. «Aujourd’hui, les entreprises sont capables de préfabriquer industriellement en usine des bâtiments très complexes qui peuvent être montés très rapidement. Elles arrivent à baisser les coûts de production de façon massive et, contrairement à ce qui se passait dans les années 1960-1970, la qualité augmente. Le potentiel est énorme, et se trouve encore décuplé par la possibilité de construire en hauteur. Beaucoup d’entreprises en Suisse romande sont très en avance dans le domaine du bois et elles ne sont pas toujours dirigées par des gens qui viennent du bois. C’est ce que nous voulons amener: élargir les champs, sans perdre l’âme de la branche, tout en ouvrant sur les possibilités qu’offre le 4.0.»

L’industrie 4.0 appliquée au bois suisse


Après la mécanisation (machine à vapeur), l’industrialisation (électricité) et l’automatisation (Internet), l’industrie 4.0 ou 4e révolution industrielle, c’est l’Internet des objets et l’intelligence artificielle appliqués à l’industrie, autrement dit des usines connectées, dont les machines, les matières premières et les produits sont mis en réseau et échangent en continu leurs informations pour, entre autres, s’adapter à la demande en temps réel. Ces usines du futur promettent de révolutionner l’industrie dans les pays où elle est en voie de disparition grâce à l’optimisation attendue de l’outil de production et à la réduction des coûts de main-d’œuvre qui garantiront aux entreprises compétitivité économique, énergétique et durabilité. Suscitant autant d’appréhension que d’enthousiasme, l’avènement du 4.0 suppose une remise en question profonde des manières de travailler, des outils de production et des modèles économiques traditionnels et sonne le départ d’une course à l’innovation qui laissera forcément des candidats sur le carreau. Alors qu’Uber et Airbnb ont déjà ringardisé des pans entiers de l’économie des services, une sourde menace d’obsolescence plane sur les industries traditionnelles, une incertitude grandissante face au monde qui change impose à chacun de se positionner et d’opérer des choix stratégiques.

Entre autres missions, l’école de Bienne s’est donné celle d’accompagner tous les acteurs de la filière dans la transition vers l’industrie 4.0, à travers plusieurs projets, dont l’initiative Forêt & bois 4.0. Plusieurs entreprises sont très bien positionnées mais, pour Marc-André Gonin, il est important que chaque entreprise suisse s’interroge sur son avenir et définisse sa stratégie pour rester compétitive dans ce nouvel environnement. «La mise en réseau va influencer l’économie du bois, depuis la forêt jusqu’au revendeur et au fabricant de machines, comme elle influence les autres domaines de l’économie. Notre objectif est d’aider les entreprises à avancer vers le processus 4.0 et de leur donner des informations qui leur permettent de choisir la stratégie la plus adaptée à leur environnement et à leur situation. Elles doivent réfléchir rapidement. Est-ce que les entreprises traditionnelles reconnues aujourd’hui pour la qualité de leur travail le seront toujours demain, est-ce qu’elles ne seront pas dépassées par de nouveaux venus qui adopteront d’autres modèles économiques? Dans dix ans, l’image de la branche, avec ses valeurs traditionnelles, sera-t-elle suffisamment attractive ou va-t-on perdre les têtes pensantes dont on aurait besoin pour gérer des systèmes beaucoup plus complexes que ceux qui existent aujourd’hui? Ce sont les questions que nous nous posons dans le cadre de cette démarche.» L’école va ainsi réunir des experts internationaux dans le domaine du bois, mais également des spécialistes de l’immobilier et d’autres secteurs, des digital natives et les entreprises suisses du bois, premières concernées, pour mieux comprendre les mécanismes liés à l’industrie 4.0, évaluer leur influence sur le branche du bois en Suisse, et donner des impulsions aux entreprises qui désirent profiter des nouvelles possibilités à disposition.

L’industrie 4.0 et les enthousiasmes qu’elle suscite ne manquent pas de soulever des questions. Dans ce climat d’optimisme et de possibles infinis offerts par les technologies digitales, saura-t-on toujours distinguer l’innovation à tout prix de l’adaptation raisonnée et raisonnable aux conditions du marché? Pour être attractif auprès des investisseurs, des chercheurs et des jeunes entrepreneurs, le bois devra-t-il devenir un matériau de synthèse, en réseau, et se fondre comme les autres matériaux dans l’industrie 4.0, au risque d’y diluer sa «vraie nature»? Si le bois rencontre aujourd’hui le succès auprès du public et des collectivités, c’est parce qu’il porte des valeurs, certes discutables et construites au fil des époques par différents récits promotionnels: authenticité, chaleur, proximité, écologie... La filière devra sans doute ajuster son discours pour redéfinir une image cohérente du bois, entre artisanat et industrie, low tech et high tech, nature et technologie, local et global.

Magazine