D'A­t­hè­nes à Rio, chan­tiers olym­pi­ques du po­li­tique

Des adolescents désabusés qui jouent aux athlètes dans des stades en ruines, des habitants spoliés qui luttent pour leurs droits civiques: deux films pour montrer le revers des médailles olympiques.

Publikationsdatum
22-02-2018
Revision
26-02-2018

Premier long métrage de la cinéaste grecque Sofia Exarchou produit en 2015, Park prend pour cadre le village olympique d’Athènes, une décennie après sa construction pour les Jeux de 2004. Aux confins de l’Attique, dans un environnement aux allures de ruines contemporaines, on suit les parcours croisés d’adolescents et d’enfants en déshérence. Le film s’ouvre, en caméra rapprochée, sur les jeux auxquels s’adonnent les jeunes gens dans la poussière, improvisant une olympiade, chaotique et violente. Dès la fin de cette première séquence, un point de vue d’ensemble sur l’équipement urbain délabré permet de distinguer les anneaux olympiques à la droite du complexe d’infrastructures athlétiques. Plus tard dans le récit, même si des échappatoires vers la mer se présenteront pour les deux personnages principaux, Dimitri et Anna, l’isolement du lieu se trouve accentué par la perspective récurrente de la route en arrière-plan, signifiant plus encore le no man’s land que représente le parc olympique à l’abandon hors cadres sociétaux et loin du contrôle du monde adulte. S’ils sont en rupture temporaire de ban, les enfants et adolescents ne semblent rien construire: il n’y a ni autogestion ni alternative qui se dégagent du rassemblement des jeunes dans les lieux mais un nihilisme brut. A l’image du circuit du stade parcouru à moto, ils tournent en rond en quête de distraction, sans aucune ouverture de possibles.

Le ciel semble pesant, parfois blanc de chaleur, et les nuages menaçants tandis que l’herbe est brûlée, renforçant l’aspect désertique de ces friches. La sécheresse caniculaire paraît d’ailleurs quasiment déteindre sur la couleur de l’image aux tons délavés. Cette torpeur, qui peut donner l’impression d’une chape de plomb, n’empêche pas – et c’est là toute la fraîcheur de Park – une très grande mobilité des corps moites comme, à leur suite, de la caméra à l’épaule, dans un cadrage resserré aux secousses discrètes mais multiples. Le théoricien du cinéma Thomas Elsaesser a d’ailleurs évoqué à l’occasion d’une conférence donnée au festival international de Rotterdam de 2017 un «détachement compatissant» de la caméra dans Park1: elle est effectivement presque toujours proche des personnages, s’amusant de leurs jeux, qu’ils puissent paraître cruels ou sexistes, sans porter un quelconque jugement mais tout en refusant de s’identifier à eux.

En revêtant cette posture, le film explore des cicatrices physiques – dans un sens littéral qui pourrait évoquer La Ciénaga de Lucrecia Martel (2001) – mais également urbaines. On observe des plaies ouvertes sur les pieds et les mains des garçons. Des cicatrices sont aussi présentes sur le corps d’Anna, l’athlète, vue à travers les yeux désirants de Dimitri après avoir été découvertes par le spectateur lors d’une scène de bain. Or ces plans de douche et de baignade se trouvent multipliés si bien que l’eau devient un élément prépondérant du film dès la première ondée, comme pour pallier l’état de déliquescence de la piscine olympique vide scrutée par le jeune Markos du haut de son ponton. Un ancien panneau publicitaire, couvert de plastique noir et visible depuis le stade, détonne parmi ces traces. Il entre en résonance directe avec le court-métrage Out of frame (2012), dans lequel Yorgos Zois filmait ces panneaux d’affichage désertés en raison de la crise économique touchant de plein fouet la Grèce depuis 2009.

Certes, cet espace publicitaire présent dans le décor ne fait pas de Park un film sur la crise, positionnement dont Exarchou se défend en outre2. D’ailleurs, le film renonce vite à une tonalité sociale pourtant présente au commencement par le portrait de l’atelier de marbrerie dans lequel est employé Dimitri. Quoique de façon furtive, le rapport à l’industrie du bâtiment et au chantier s’y trouve pourtant explicitement abordé : dans l’après JO, le travail est présenté comme rare et l’argent se gagne au compte-goutte. Aussi la crise paraît-elle plus évanescente qu’absente. De plus, évoquer la destinée des infrastructures olympiques à l’heure des mémorandums et du traumatisme de l’opinion publique hellénique pour les dépenses somptuaires des années 2004 amène par la force des choses à se positionner dans un contemporain hanté par la mémoire des Jeux quand il s’agit de détourner le regard de leur gloire passée. Ce que fait aussi, dans un registre différent, une autre fiction gréco-européenne récente, Son of Sofia (Elina Psychou, 2017). Cependant, la cinéaste se refuse à nationaliser Park, dont l’identité ne serait pas spécifiquement hellénique, malgré la connotation potentiellement induite par les Jeux sur le territoire de leur émanation antique.

Autant dire que le film d’Exarchou pourrait emprunter le titre portugais Favela Olímpica que le Suisse romand Samuel Chalard donne à son documentaire de 2017 sur les enjeux urbanistiques des Jeux olympiques de Rio de Janeiro au prisme de la destruction de la favela Vila Autódromo. Dans un entretien donné lors de la Mostra internationale de cinéma de Rio, Chalard et son directeur de la photographie Serge Pirodeau convergent en outre implicitement avec Exarchou, revendiquant pour leur film une portée non seulement locale, mais universelle, au nom de l’échelle internationale des JO et des problèmes qu’ils engendrent où qu’ils se déroulent. Le documentariste dit aussi porter une responsabilité à l’égard des conséquences des JO en tant que Suisse, du fait de la localisation du Comité international olympique à Lausanne3.

Favela Olímpica peut être lu comme le miroir inversé de Park non seulement du fait de sa forme et de son point de vue plus frontal mais parce qu’il décrit des processus observés en amont de ceux figurés par Exarchou. D’aval en amont, les questions suggérées par Park sur l’aberration de la planification semblent être cristallisées dans un cadre brésilien. Le documentaire témoigne ainsi du prétexte que constituent les Jeux pour la transfiguration de l’espace urbain comme pour l’imposition d’un modèle de métropole et de gestion sociale à partir du cas de ce quartier pauvre, attenant au futur parc olympique de Rio, dont les droits de propriété des habitants étaient en cours de reconnaissance à l’heure du début des travaux. Mais surtout, et c’est là toute sa force, le film de Chalard dresse le portrait d’habitants de la ville-monde, directement affectés par les Jeux, refusant de se soumettre à l’autorité de la mairie et au dictat de la spéculation immobilière, alors que d’immenses constructions en béton surplombent bientôt leur habitat.

On suit la communauté pendant deux ans, de 2014 à 2016: certains ne cèderont pas, d’autres plieront par la force des choses, finissant par abandonner leur maison, construite de bric et de broc par leurs soins, pour être relogés dans un appartement impersonnel, exigu et inadapté aux fortes chaleurs. Ces deux années constituent un temps d’organisation au sein de l’association des habitants (certaines assemblées sont d’ailleurs filmées), de constitution de mots d’ordre (écrits sur les murs tout au long du film) puis de manifestation (un piquet bloque la circulation sur une route) et enfin de conflit avec les forces de l’ordre (dont la violence à l’encontre des habitants est transcrite par la caméra). Par son regard droit documentant la lutte et la très grande rigueur de sa construction, de même que par l’étendue de son enquête, Favela Olímpica peut apparaître comme une contribution scientifique à part entière, sociologique et ethnographique, s’inscrivant dans le prolongement de travaux de recherche récents sur le réagencement urbain à Rio de Janeiro4. Le documentaire d’intervention sociale s’en trouve régénéré. 

Mélisande Leventopoulos est maître de conférences en études cinématographiques, à l’Université Paris 8

PARK
Sofia Exarchou (2016, Grèce, 1 h 40, fiction)
Lieu: Cinémathèque, Cinématographe
Horaire: 03.03 à 14h00

FAVELA OLIMPICA
Samuel Chalard (2017, Suisse, 1 h 33, doc.)
Lieu: Cinémathèque, Cinématographe
Horaire: 04.03 à 11h30

 

Notes

1. https://iffr.com/en/blog/thomas-elsaesser-on-parallax-views (page consultée le 30 janvier 2018)

2. Intervention de Sofia Exarchou à la journée d’études « La Grèce dans la tourmente cinématographique : quels regards politiques par temps de crise ? », Paris, 26 juin 2017 (co-organisée par les universités de Lausanne, Paris 3 et Paris 8). 

3. Entretien accessible en ligne (en portugais) : www.youtube.com/watch?v=8UYif14a6-U (page consultée le 1er février 2018)