Crash: 1973 et la cri­se de la re­pré­sen­ta­ti­on

Pour David Harvey, le début des années 1970 a été marqué par une crise de la représentation. Avec la fin de la convertibilité du dollar en or décidée par les Etats-Unis et le début d’une déréglementation à l’échelle mondiale, la représentation de la valeur, et donc la représentation en général, sont entrées en crise. L’architecture connaît une transformation radicale qui affecte en profondeur notre manière de percevoir la relation entre l’individu et son environnement.

Publikationsdatum
28-06-2017
Revision
03-07-2017

En mai 2011, nous avons invité Rem Koolhaas et Bernard Tschumi à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich pour discuter de leurs liens respectifs et de la manière dont ils se rapportent aux événements historiques des années 1960 et 1970. Quand Stephan Trüby, qui animait cet entretien, leur a projeté un diagramme décrivant la courbe des taux de change après 1971, les deux architectes ont été sidérés. Ce graphique montre l’évolution des taux après l’abandon, décidé par Richard Nixon, de l’indexation du dollar sur l’or. Par ce geste, Nixon mettait fin aux accords de Bretton Woods – qui avaient établi des taux de change fixes entre les principales devises –, déclenchant la déréglementation des marchés de l’emploi et de la finance. En un sens, cette décision a ouvert la voie à l’économie mondialisée telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le dollar américain – représenté sur la ligne horizontale du diagramme – (fig.1) est resté la principale devise, mais il ne garantissait plus aucune stabilité. Si le cours du mark, du franc suisse et du yen a augmenté dans les années 1970, il a baissé durant la première moitié des années 1980, avant de remonter à la fin de la décennie; en revanche, la livre sterling n’a pas cessé de perdre de la valeur. L’entrelacs de ces lignes rappelle les diagrammes de magnitude des séismes ou autres phénomènes météorologiques. Vues de loin, ces lignes évoquent une sorte de paysage mystérieux, une chaîne de montagnes avec ses vallées et ses coteaux, où chaque sommet symbolise un changement radical, une crise.
Je voyais bien que Koolhaas et Tschumi regardaient ce diagramme avec fascination. Je sentais, dans leur regard, que le relevé apparemment neutre de la force brute et incontrôlée du marché durant sa première phase de déréglementation devenait un spectacle. De toute évidence, ils éprouvaient une jouissance esthétique face à ce spectacle, lequel avait, pour ainsi dire, constitué l’horizon du paysage socio-économique au début de leur carrière. Les deux architectes fascinés par ce diagramme projeté au mur me faisaient penser à l’enthousiasme et à l’admiration que des artistes et des poètes du 18e et du 19e siècles éprouvaient devant le spectacle de la nature. N’y aurait-il pas un lien entre la fascination de Koolhaas et de Tschumi pour les courbes de ces taux de change instables et, disons, la fascination de John Ruskin devant les nuages d’une tempête dans les Alpes suisses? Peut-on admirer un «paysage de données» – pour rester dans le vocabulaire de l’architecture flamande de la fin du 20e siècle – de la même façon qu’on admire un spectacle naturel?
Ruskin était souvent allé dans les Alpes suisses; dans ses textes, il recommandait au lecteur d’y rester une journée entière et de trouver un emplacement propice à l’observation des changements de climat. Voici comment, dans Modern Painters, il décrit une tempête: « Et vous entendrez alors se lever la brusque rafale du vent, vous verrez ces hautes tours de vapeur se détacher de leurs fondations, des rideaux ondoyants de pluie opaque s’abattre sur les vallées, se décrocher des lourds nuages et pendre en franges noires, ou traverser le lac en pâles colonnes, léchant sa surface d’écume sur leur passage.»1
La description de cette tempête s’inscrit totalement dans la tradition du sublime. Les architectes paysagistes et les peintres anglais se référaient à ce concept utilisé depuis l’Antiquité et particulièrement au 18e siècle. Pour eux, ces phénomènes échappant aux concepts et aux dimensions traditionnels étaient sublimes; ils étaient potentiellement destructeurs mais pouvaient être perçus sur un plan esthétique. Les objets considérés comme sublimes pouvaient être des phénomènes dangereux, de grands animaux, d’immenses chaînes de montagnes, des chutes d’eau gigantesques, ou, comme mentionné plus haut, une tempête de montagne. Autrement dit, tout ce qui avait le pouvoir de détruire un être humain mais qui était contemplé à une distance raisonnable était susceptible d’être sublime. En dehors des phénomènes naturels, certains objets créés par l’homme avaient également cette capacité à produire des effets sublimes, comme les machines, les usines ou les armes. Ainsi, pour William Turner, le mélange de fumée et de vapeur s’échappant des moteurs avait quelque chose de sublime. Les visiteurs du Crystal Palace de Joseph Paxton, édifié en 1851 à l’occasion de l’Exposition universelle à Londres, voyaient eux aussi du sublime dans l’immense hall du bâtiment. Et aujourd’hui, le spectacle de l’industrie lourde en déclin donne parfois des frissons dans le dos – comme ici, avec Hannibal de Bernd et Hilla Becher, 1973 – tant qu’on n’est pas soi-même obligé de travailler dans cette usine.
Le plaisir esthétique suscité par le sublime est lié au fait que les spectateurs, tout en se tenant à une distance sûre, sont témoins d’un fait ou d’un événement inouï qui anéantit les catégories les plus familières. Comme Ruskin, qui ne jouissait du spectacle d’une tempête que s’il ne risquait pas d’être trempé ou frappé par la foudre, le spectacle de l’instabilité des marchés financiers ne procure de plaisir qu’à ceux qui n’ont pas perdu leur emploi ou leur maison. Vu depuis l’Etat-providence que sont les Pays-Bas, Koolhaas pouvait sublimer le chaos économique du début des années 1970 et les manifestations de la force brute du capitalisme dans les années 1980 avec des concepts comme la «bigness» et des textes comme New York délire, ou S, M, L, XL. Mais, et c’est là que je m’interroge, ce point de vue était-il aussi tenable en Angleterre à l’époque du choc de la désindustrialisation? Qu’auraient dit Rayner Banham ou Cedric Price face à ce diagramme?
L’image de la puissance incontrôlable des marchés est historiquement situable. Selon David Harvey, la fin de l’étalon-or n’a pas seulement marqué le début de la déréglementation des marchés de l’emploi et de la finance; elle illustre également une crise générale de la représentation. Pour reprendre ses mots, «la ventilation de l’argent comme un moyen sûr de représenter la valeur a elle-même créé une crise de la représentation au stade le plus avancé du capitalisme.»2 A partir de cette thèse, nous pouvons nous demander si le sublime n’apparaît pas toujours lorsqu’on essaie de faire face à une situation de crise, de la rendre supportable ou naturelle. Se pourrait-il que le fait de transformer en image quelque chose qui ne peut être adéquatement représenté – parce que cette chose échappe au système existant de la représentation – soit lui-même un processus de sublimation? Le fait de transformer la fumée d’un moteur en une image quasi-naturelle permet-elle de mieux supporter le choc de l’industrialisation? Les courbes, les diagrammes et les statistiques ne rendent-ils pas le caractère irrationnel du capitalisme plus humain, plus cohérent?
Si l’on considère la réception artistique de cette crise de la représentation au début des années 1970, nous pouvons, de fait, identifier deux tendances: d’un côté, la tendance à sublimer la crise et à la naturaliser sous la forme d’images sublimes; de l’autre, la tendance à l’analyser et à exprimer avec précision la discontinuité du temps et de l’espace produite par cette crise. L’interprétation la plus influente de la crise était qu’elle portait sur une «rupture» entre deux périodes, à savoir les périodes moderne et postmoderne. Bien souvent, cette thèse s’appuie sur et est illustrée par des exemples issus du domaine de l’architecture et de l’urbanisme. La plus convaincante est celle de Fredric Jameson qui, à partir d’observations d’un changement spatial, en a déduit une théorie du postmodernisme. Pour Jameson, sa visite à l’hôtel Westin Bonaventure à Los Angeles, construit par John Portman entre 1974 et 1976, est à l’origine de sa théorie de l’«hyperespace» postmoderniste. Selon lui, le Westin Bonaventure illustrait parfaitement l’incapacité du sujet à appréhender cette nouvelle spatialité: «Je suis tenté de dire qu’un tel espace rend l’utilisation du langage du volume ou des volumes impossible, puisque ceux-ci sont impossibles à saisir. […] Vos yeux et votre corps sont immergés dans cet hyperespace.»3
Pour Jameson, cette «immersion» est typique de la nouvelle spatialité. Il a décrit cette expérience comme une «confusion qui vous broie» et «quelque chose comme la vengeance de l’espace sur ceux qui essaient encore de s’y promener».4 Comme il l’écrit: «L’hyperespace postmoderne a au bout du compte réussi à transcender les capacités d’un corps humain à se situer, à organiser son environnement immédiat de façon perceptuelle, et, sur le plan cognitif, à cartographier sa situation dans une représentation du monde extérieur. On peut désormais suggérer que ce point de disjonction alarmant entre le corps et son environnement construit (…) peut lui-même être le symbole, ou l’analogue, du dilemme encore plus marqué qu’est l’incapacité de notre esprit, au moins actuellement, à cartographier le grand réseau mondial, multinational et décentré de la communication dans lequel, en tant que sujets individuels, nous nous trouvons capturés.»5
Il existe peu de modèles de postmodernisme plus influents que celui proposé par Jameson. Pour ma part, je le trouve extrêmement utile, même vingt ans après sa publication. Toutefois, je dirais que son évocation de l’«hyperespace» opère dans le champ du sublime. L’accent qui est mis sur la perte du sens de l’orientation rappelle Ruskin et les réactions des visiteurs découvrant le Crystal Palace. La crise de la représentation est «naturalisée» dès qu’on la considère comme un décalage entre deux périodes. A mon avis, le fait que l’expérience vécue par Jameson ait eu lieu dans le hall d’un hôtel de luxe n’est pas seulement une coïncidence anecdotique. Là encore, comme le riche Ruskin, Fredric Jameson, membre de la jet-set universitaire, ne risque pas vraiment de se perdre. Le corps du narrateur a beau être «immergé», cette immersion se produit dans l’atrium climatisé d’un hall d’hôtel situé dans un quartier huppé de Los Angeles. Il est symptomatique que le problème analytique du modèle dualiste théorisé par Jameson et par d’autres n’ait jamais véritablement fait florès dans les débats et la réflexion autour de l’architecture.
​Je m’intéresse donc davantage à des modes de représentation qui ne cherchent pas à surmonter la crise en la naturalisant, en l’interprétant ou en l’expliquant, mais qui essaient simplement d’exprimer la nouvelle réalité créée par la crise. Je m’intéresse à des modes qui défient la représentation en tant que telle en ébranlant la structure même du langage et des images – comme Jean-François Lyotard qui, dans L’Economie libidinale (1974), se demande: «Que devons-nous guérir? Je ne sais pas exactement, mais au moins et d’abord ceci : la maladie de vouloir guérir.»6
Je m’intéresse ainsi à ceux qui ne décrivent pas simplement la crise de l’extérieur, mais qui essaient de l’exprimer de l’intérieur. L’Economie libidinaleCrash de J.G. Ballard (1973), le film de Francis Ford Coppola Conversation secrète (1974), Badlands de Terrence Malick (1973), les performances architecturales de Gordon Matta-Clark comme Bronx Floors (1973), le roman de Thomas Pynchon L’Arc-en-ciel de la gravité (1973), les dessins de paysages entropiques de Robert Smithson (1971) et ses projets de Land Reclamation (1973) dessinent un large corpus de textes et d’œuvres, majoritairement produit en 1973 et en 1974, qui nous permet de percevoir l’effondrement de l’ordre traditionnel de l’espace et du temps – ou, pour reprendre les termes de David Harvey, la «compression espace-temps».
Pouvons-nous appliquer la thèse de la crise de la représentation à d’autres moments de l’histoire que la seule année 1973? Ne pourrait-on pas voir un basculement comparable pendant la crise de 1929, par exemple, et distinguer plusieurs stratégies de représentation, comme dans Un chien andalou (1929)? Ne pourrait-on pas le situer au moment où, en 1991, George Bush Senior a instauré le «Nouvel ordre mondial» après l’effondrement de l’Union soviétique; ou après les attaques terroristes du World Trade Center et du Pentagone en septembre 2001; ou lors du «Printemps arabe»? Les images impressionnantes prises sur la place Tahrir au Caire par l’artiste égyptien Ahmed Basiony, assassiné en janvier 2011, et dont les œuvres ont été exposées à la Biennale de Venise en 2011 ne sont-elles pas le signe d’un nouveau type d’image? Ou portent-elles encore les effets du choc de 1973?

Philip Ursprung est professeur d’histoire de l’art et de l’architecture à l’EPF de Zurich.

Ce texte s’appuie sur un essai présenté lors du colloque « Around 1973 : Historicism, Self-Cause, Popular Culture », organisé par Pedro Dolabela Chagas à l’Akademie Schloss Solitude de Stuttgart le 17 juin 2011. Une autre version de cet essai a été présentée sous le titre « Crash : Life and Death, circa 1973 », à la conférence «Vitality», organisée par le Philosophical Reading Group de l’Université de Stanford, sous la direction de Hans Ulrich Gumbrecht et Robert Harrison le 22 février 2012. Une version de ce texte a paru en allemand sous le titre «Krisen der Repräsentation und Kriege der Bilder», dans Arch +, Zeitschrift für Architektur und Städtebau, 204, octobre 2011, pp. 18-21. Une version du texte a été publiée en anglais dans Eutomia, Revista de Literatura e Linguistica, Recife, 13 (1) : 125-132, juillet 2014.

 

 

Notes

1. John Ruskin, Modern Painters, vol. 1, chapitre IV, «Of truth of clouds: Thirdly, of the region of the rain-cloud», paragraphe 36, Londres, Smith, Elder et Cok. 1846 (cité dans Modern Painters, vol. 1 (sur 5), Project Gutenberg, 2009, p. 263 

2. David Harvey, The Condition of Postmodernity. An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Mass., Blackwell, 1990, p. 298

3. Fredric Jameson, Postmodernism, or, the Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, Duke University Press, 1991, p. 43

4. Ibid. 

5. Ibid., p. 44

6. Jean-François Lyotard, Economie libidinale, Paris, Les Editions de Minuit, 1974