BLA­DE RUN­NER: l'o­eil, le ro­bot...

Le réplicant de Blade Runner inaugurait un nouveau point de vue – au sens cinématographique et philosophique: et si c’était la machine, désormais, qui nous regardait?

 

Publikationsdatum
06-02-2018
Revision
26-02-2018

L’œil


Pour Claude-Nicolas Ledoux, la nature aurait donné aux yeux «un crédit plus étendu qu’aux oreilles»1. L’architecte visionnaire écrit ces mots pour affirmer le primat de la vue sur tous les autres sens. Sa traduction la plus célèbre s’incarne dans la fameuse gravure Théâtre de Besançon, coup d’œil, publiée dans l’ouvrage L’architecture considérée sous le rapport des arts, des mœurs et de la législation (1804). A l’intérieur de l’iris se dévoile le dessin d’un amphithéâtre en demi-cercle parfait. Cette symbiose entre le regard du spectateur et la vision de l’architecte devient le révélateur d’une époque post-révolutionnaire, républicaine, égalitaire. Cette manière de représenter l’œil en plan serré, avec une surimpression en son centre, comme un révélateur des mutations des temps futurs, devient un genre à part entière.

Ce motif se retrouve souvent dans les films de science-fiction, comme si les cinéastes devaient obligatoirement nous responsabiliser face à leurs projections les plus folles du monde de demain. Il suffit de penser au chef-d’œuvre de Kubrick: 2001, A Space Odyssey. Dans le fameux dialogue entre l’astronaute Dave et l’ordinateur de bord HAL 9000, l’alternance entre plans rapprochés et très gros plans sur la pupille de l’œil électronique devient un classique du champ/contre-champ entre homme et machine. La projection est faite par les reflets de lumière de la table de commandes sur le visage de l’homme. Comme si cet œil, projeté sur un écran géant, face au spectateur, lui indiquait son coefficient d’humanité. Et là, tout s’éclaire.

Blade Runner constitue un exemple remarquable à cet égard. Le slogan de la Tyrell Corporation n’est-il pas «plus humain qu’humain»? Et pourtant, la première séquence du film montre une ville, Los Angeles en 2019, déshumanisée, composée d’une multitude de cheminées de raffineries crachant des flammes immenses et bouchant l’horizon. Puis, en alternance avec un zoom avant dans le magma urbain sans fin, un œil en très gros plan nous fixe. Dans sa pupille se reflète la skyline perdue dans une profondeur funeste. Ce tableau annonce la couleur et sert de statement. Premier temps, l’avenir de l’humanité passerait par son devenir machinique, tout en la menant à sa perte. Deuxième temps, la mélancolie qui se dégage de cette image accompagnée d’une musique de Vangelis incite à l’empathie. Troisième temps, Ridley Scott nous avertit d’une chose cruciale: Blade Runner excède la narration et devient une expérience contemplative, dédiée en priorité à l’œil. Mais cette contemplation est malsaine, sale, impure, noire, techno, post-moderne. Cyberpunk, en somme!

Le robot


Sa sortie en 1982 coïncide avec l’époque du renouveau du film de science-fiction. En à peine quinze ans, de 2001, A Space Odyssey (1968), à Terminator (1984), en passant par THX 1138 (1971), Silent Running (1972), Westworld (1973), Star Wars (1977), ou encore Alien (1979), la figure du robot devient un sujet cinématographique à part entière. Depuis longtemps au cœur de la littérature de l’imaginaire, sa démultiplication à l’écran s’explique avec l’arrivée du micro-­ordinateur dans les foyers et surtout par la prise du pouvoir à Hollywood par une bande de geeks, abreuvée de sous-culture «SF». Mais Blade Runner apporte une originalité inestimable: la mort  naturelle» de l’androïde.

A la fin du film, un réplicant meurt devant nous, sans être détruit par un humain, une colombe à la main. Première au cinéma, cette scène restera comme le début d’un nouvel âge où la mort du robot devient aussi importante que celle d’un humain. L’humanoïde sait qu’il va mourir; il est programmé pour cela. Mais n’est-ce pas le cas de toute espèce vivante? Qu’elle soit analogique ou artificielle?

Par l’intermédiaire de la caméra, et par extension, du Blade Runner (le chasseur de robots récalcitrants), le spectateur touche presque le réplicant. Il ressent sa douleur, se projette et éprouve de l’empathie pour lui. De son côté, le robot anthropomorphe comprend que la vie se goûte au prix d’une mort annoncée. Au-delà, point de salut, si ce n’est la mémoire de l’humanité. Ses dernières paroles nous interpellent:

«J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire.
  J’ai vu de grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion.
  J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C,
  briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser.
  Tous ces moments se perdront dans l’oubli
  comme des larmes dans la pluie.
  Il est temps de mourir.»

Ce poème, digne de figurer au panthéon de la littérature, fait basculer le film dans une autre dimension. Certains y voient une fin « fleur bleue », d’autres un basculement entre film noir et film onirique. Cette fin anticipe la problématique de la conservation de la mémoire numérique. Elle semble nous dire : « Chers humains, vous n’êtes plus seuls ! Il va falloir compter sur l’intelligence artificielle, plus humaine qu’humaine ! »

Epilogue


Se pose la question du contexte urbain dans lequel pourrait exister cette cohabitation. En 1982, Living City (1963), Walking City (1964), Instant City (1968-70), d’Archigram, avaient les faveurs de Syd Mead, le créateur de l’environnement visuel de Blade Runner. Mais demain ? Dans sa version 2049, l’urbanisme n’a pas vraiment évolué. L’horizon noir des raffineries du Los Angeles 2019 est remplacé par des étendues grisâtres à perte de vue, ou par un smog sépia chez sa voisine Las Vegas. Quand verrons-nous au cinéma un contexte à la hauteur de notre devenir synthétique ?


Ridley Scott (1982, USA, 2 h, Director’s cut restaurée, fiction)

Lieu: Capitol
Horaire: 27.02 à 19h
 

Note

1. Claude-Nicolas Ledoux, L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, vol. 1, p. 76.