Ar­chéo­lo­gie du nu­mé­ri­que

Prospective de l’architecture

Publikationsdatum
16-07-2013
Revision
23-10-2015

Sous un titre qui peut sembler paradoxal, l’exposition Archéologie du numérique présente actuellement au Centre Canadien d’Architecture (CCA) de Montréal des projets de quatre architectes/concepteurs bien connus, se focalisant sur un aspect de leur pratique souvent méconnu.
Le Biozentrum (1987) de Peter Eisenman, la Lewis Residence (1989-1995) de Frank Gehry, le Dôme Iris (1990-1994) et la Sphère déployable (1988-1992) de Chuck Hoberman ainsi que le complexe sportif municipal d’Odawara (1990-1991) et le gymnase Galaxy Toyama (1990-1991) de Shoei Yoh sont tous minutieusement exposés. Comme spécifié dans le catalogue, cette exposition « s’inscrit dans un projet de recherche sur plusieurs années lancé par le CCA pour étudier en profondeur l’intégration des technologies numériques dans le domaine de l’architecture ». Le projet dans son ensemble «se déclin(e) sur une période de trois ans en expositions, colloques, programmes publics et publications» dans le but d’«encourager la recherche sur deux thèmes essentiels, mais peu étudiés : comment recueillir, archiver et cataloguer le matériel numérique, et comment en assurer l’accès au public et aux chercheurs».
A l’heure où il devient difficile sinon impossible de comprendre la création architecturale sans examiner le rôle de l’ordinateur, cette exposition est tout d’abord exemplaire quant à la richesse et la diversité des sources et des documents exposés. Mais elle est surtout un appel à adopter une nouvelle attitude face à l’ordinateur : dissocier le numérique de la futurologie ambiante et le contextualiser dans le présent en créant activement l’histoire qui est la sienne. 
Le pari de Greg Lynn, architecte et commissaire de l’exposition, mais aussi du projet dans son ensemble, est en effet que l’on ne peut comprendre ce qui est en jeu actuellement dans l’architecture numérique si on ne se tourne pas vers les expériences passées. 
La rencontre entre numérique et architecture commence dans les années 1960. Il s’agit alors de cybernétique, de mathématiques et de patterns. C’est l’époque où l’on imagine les premiers environnements interactifs (Cedric Price) ou évolutifs (Gordon Pask) et où quelques rares étudiants universitaires proposent pour la toute première fois des projets entièrement dessinés à l’aide d’un ordinateur (John Hamilton Frazer). Le numérique ne s’appelle pas encore ainsi, mais c’est le début de la culture numérique : on n’utilise pas l’ordinateur pour aller plus vite, mais plutôt comme un générateur de processus neufs. 
Pour archéologique qu’elle soit, l’exposition concerne une période plus récente dont les acteurs sont, pour la plupart, toujours en vie. Elle présente plutôt les processus de production nés à la fin des années 1980 et à l’aune des années 1990. C’est l’époque « protonumérique » des photocopieurs et des télécopieurs ainsi que le tout début des colis Fedex. L’un sert pour les calques et la mise à l’échelle, les autres pour les échanges entre bureaux d’architecte et laboratoires informatiques. Les ordinateurs suffisamment puissants pour l’expérimentation architecturale sont encore des machines encombrantes et lentes. Leur dessin est filaire et au lieu de pixels ils ont des lignes. Leur vitesse ainsi que leurs capacités globales sont très moyennes par rapport aux processeurs actuels, mais leurs prouesses sont sans cesse reprogrammables au fil de l’avancement des projets. Cela permet un véritable processus d’échange entre dessin à la main et rendu informatique, ainsi qu’une riche synergie entre architectes et informaticiens. Cet aspect important et révolu devient tangible quand on parcourt l’exposition. L’approche archéologique face au numérique peut donner de véritables clefs pour la conception contemporaine. 
Il s’agit cependant d’une histoire qui a été systématiquement méprisée et, par conséquent, négligée ; d’une histoire qui n’est pas faite mais à faire. Aujourd’hui, un des corollaires de cette lacune est, selon Lynn, que « par manque de fondement théorique (et historique, pourrait-on ajouter), les concepteurs utilisant l’ordinateur décrivent leur procédé comme ‹ expérimental ›, sans présenter les hypothèses sur lesquelles ils se basaient, rendant impossible toute évaluation qualitative des résultats ». C’est ce travail historico-théorique, sur le numérique aussi bien que sur l’expérimental, qu’il importe de réaliser aujourd’hui et qu’entame l’Archéologie du numérique
Cette exposition inaugure en effet un cycle qui finira par comprendre 25 projets, produits entre 1980 et 2000. Ces projets ont été choisis par Lynn car ils ont intégré et développé les opérations numériques d’une manière pionnière, c’est-à-dire réfléchie et inventive. Le public d’architectes pourrait en tirer profit pour la production actuelle. 
Première tentative d’archivage actif, l’Archéologie du numérique est accompagnée d’un catalogue qui se présente comme une « archive orale » aussi bien que visuelle. Ce livre dépliable en deux parties fait finalement plus que documenter et enrichir l’exposition par la présentation d’une documentation détaillée. Il permet son prolongement et son amplification à travers une douzaine d’entretiens. Ainsi, en même temps que les propos des principaux interviewés, Eisenman, Gehry, Hoberman et Shoeih Yoh, nous disposons des témoignages de plusieurs personnes qui ont collaboré et contribué de façon importante aux projets en question. Des gens comme Chris Yessios, le concepteur du logiciel FormZ, pour le Biozentrum ou Kenshi Oda, de la compagnie Taiyo Kogyo, pour les gymnases de Yoh présentent leur propre version du processus de création des projets. Ainsi les récits se croisent, se rencontrent et s’éloignent, vont même parfois jusqu’à se contredire. Il y a toujours plus qu’une seule réponse aux thématiques abordées. L’ensemble est riche, inspirant et ce passé à la fois proche et lointain soulève de nombreuses interrogations fertiles pour l’architecture d’aujourd’hui. Outre la qualité des propos, ce qui fait la force de l’ouvrage est qu’apparemment aucune objection n’a été gommée. Au fil des échanges avec ses interlocuteurs, Greg Lynn fait souvent face à des résistances. Notamment de la part des architectes. Gehry dit par exemple que l’écran lui est insupportable car « il n’a pas de coordination oculo-manuelle avec la machine ». Néanmoins, son travail s’en inspire grandement. C’est fort de ce constat que Lynn le questionne de manière pertinente. Ainsi, toutes les contradictions et frictions apparaissent et demeurent tangibles au fil de la lecture. Comme le dit Eisenman dans son dialogue public avec Lynn lors du vernissage de l’exposition que le CCAchannel a rendu disponible sur Youtube : « toute personne qui dit se rappeller comment les choses se sont passées il y a trente ans invente en fait une histoire (...) imaginaire, qui toutefois mérite d’être partagée ».
C’est là que transparaît le cœur de l’attitude archéologique, ce « modèle d’exploration (...) des archives et des projets », qui, selon Lynn, implique « l’examen minutieux des différents médias, enregistrements, affiliations personnelles, outils, logiciels et processus » en vue de souligner « le fait que l’histoire n’est pas un fil homogène et progressif, mais au contraire un récit (...) modifié par chaque nouvelle observation attentive ». 
Ainsi, l’exposition fait bien plus que susciter de l’intérêt pour la question du numérique : elle pose les bases et fournit les documents pour une recherche approfondie de ce dont est doué ce « partenaire » qui influence la chose architecturale de manière de plus en plus décisive et aussi, hélas, de plus en plus opaque.

 

Archéologie du numérique

CCA Montréal
Jusqu'au 13 octobre
www.cca.qc.ca