La pa­ren­t­hè­se en­chan­tée des mai­sons-bul­les

La liberté de penser de la période 1960-1970 a permis la gloire –temporaire– des maisons-bulles à travers le monde, en quantité comme en originalité, de la bulle solitaire au palais labyrinthique

Publikationsdatum
15-02-2017
Revision
17-02-2017

Les années 1960 ouvrent en France une période de rejet du Mouvement moderne et des logements collectifs rectilignes qui se sont multipliés après la Seconde Guerre mondiale. De nouvelles figures participent à un élan de libération de la forme, et parmi eux les architectes Pascal Häusermann, Claude Costy, Antti Lovag ou encore Jean-Louis Chanéac. Liés d’amitié, ils entretiennent des relations intellectuelles sans conflits d’autorité ou de paternité. A la recherche de techniques souples, ils mènent simultanément des essais de construction en voile de béton et en plastique. La bulle est pour eux un choix économique, esthétique ou pratique.

Primitive et futuriste


Coquille de mollusque ou ventre maternel, la bulle évoque les habitats traditionnels ronds : igloo, case, borie provençale, trullo italien. Mais elle correspond aussi aux aspirations d’une société passionnée par la science-fiction et dont la Futuro House (fig. 2) de Matti Suuronen marquera l’apogée en 1968. Aux yeux des créateurs de bâtiments biomorphiques, Antoni Gaudí joue un rôle de précurseur pour avoir transposé en architecture des modèles de structures bio-inspirées. Les édifices des expressionnistes des années 1920 font aussi partie de leurs références, tels la tour Einstein d’Erich Mendelsohn à Potsdam ou le Goetheanum de Rudolf Steiner et son quartier, à Dornach en Suisse.

C’est l’adaptation de la technique du gunitage (lire article p. 20) à l’échelle domestique qui permet l’apparition des premières maisons-bulles. En 1941, l’architecte américain Wallace Neff invente le procédé de construction Airform, économique et ultra-rapide, pour ses Bubble Houses achevées en quarante-huit heures. Un ouvrier projette du béton sur un ballon maintenu à sa base par une dalle et entouré dans sa partie basse par un grillage. Après 24 heures, le ballon est dégonflé. Le voile est couvert d’une isolation puis un nouveau grillage est appliqué sur cette surface et une seconde couche de béton est projetée. Près de 2500 bâtiments ainsi conçus voient le jour dans le monde entier. En 1953, Eliot Noyes construit deux maisons en Floride avec ce procédé (fig. 3). Des projets non réalisés marquent également les esprits. En 1955, l’architecte américain John Maclane Johansen publie les dessins de sa Spray House et un livre sur la technique de construction par gunitage sur coffrage perdu. L’image de la maquette d’une Maison sur la Plage (1956) de Sanford Hohauser (fig. 4), tel un vaisseau extraterrestre posé sur les rochers, est diffusée dans les médias. En 1959, la maquette de l’Endless House de Frederick Kiesler (fig. 1) devient une référence incontournable. Cette maison organique, conçue pour être construite en béton selon un principe de « tension continue », abolit la distinction entre murs, sols et plafonds.

Dans les années 1960, les maisons en voile de béton se multiplient. Au cours de ses recherches sur l’adaptation des modèles de la nature à l’architecture, Vittorio Giorgini imagine la casa Saldarini (1962), à Baratti sur la côte Toscane (fig. 5), dont l’allure fantastique se situe entre la baleine et le dinosaure. En Belgique, la sculpturale maison de Jacques Gillet, dans une forêt en périphérie de Liège (1968), évoque une grotte. Aux Etats-Unis, les maisons-bulles sont souvent liées à la contre-culture, telle la House of the Century à travers laquelle le groupe Ant Farm transpose en dur ses recherches sur les structures gonflables (Texas, 1973). De son côté, l’architecte italien Dante Bini développe une technique économique et rapide pour construire des dômes à partir d’une membrane recouverte d’une fine couche de béton, puis gonflée. Sur plusieurs décennies, environ 1500 Binishells apparaîtront ainsi, comme la maison de Michelangelo Antonioni sur la Costa Nera en Sardaigne.

La recherche de l’économie


En 1959, l’architecte suisse Pascal Häusermann (1936-2011) est le premier en France à construire de ses propres mains une bulle, à Grilly, dans l’Ain. Dans sa demande de permis, il écrit : « La forme et la facture de cette maison découlent des possibilités qu’a le béton de s’adapter à une forme statique. Lorsque cette forme est atteinte, le voile ainsi formé supporte d’être extrêmement mince. Le poids du béton mis en œuvre étant minime, le coffrage peut être réduit à sa plus simple expression, c’est-à-dire incorporé au voile. Le béton, dans cette construction, ne supportant que de faibles contraintes, n’a pas besoin d’une grande homogénéité. Il suffit donc de gicler un mortier sur une trame réceptrice attachée à l’armature principale. » Le désir de trouver l’enveloppe la plus économique possible conduit Häusermann à étudier l’ellipsoïde de révolution. Un seul matériau suffit, son emprise au sol est restreinte et ses fondations sont légères. En revanche, le second œuvre revient plus cher que dans une maison orthogonale, car chaque détail doit être adapté aux courbes. L’année suivante, à Pougny, il parfait son procédé avec des maisons jumelles dotées d’un bandeau vitré à l’équateur (fig. 6). Il s’associe ensuite à son épouse, l’architecte française Claude Costy (née en 1931), avec laquelle il décline l’utilisation du voile de béton dans divers programmes et régions : habitations, motel, clubs de loisirs, etc. En 1968, pour leur propre famille, ils greffent sur les ruines du presbytère de Minzier (Haute-Savoie) une libre composition de bulles et de volumes sculpturaux (fig. 7). A l’intérieur de cette caverne onirique, tout l’aménagement est intégré dans les circonvolutions du béton. Parallèlement, pour aller plus loin que le voile de béton ne le permet dans l’économie et la légèreté, Pascal Häusermann travaille sur des bulles en matière plastique, dont les Domobiles sont les plus abouties (fig. 8). Mais aucune industrialisation ne verra le jour. Après leur séparation en 1972, le couple se répartit les chantiers du centre-ville de Douvaine (Haute-Savoie), dont l’école maternelle de Claude Costy offre un rare exemple de bâtiment public en bulles (fig. 10). Parallèlement, elle dessine la maison de Joël Unal qu’il autoconstruit en Ardèche (fig. 9). Elle en suivra le chantier sur plusieurs décennies, établissant les plans de ferraillage au fur et à mesure. A la fin des années 1970, le gros œuvre est terminé mais Joël Unal s’y consacrera encore jusqu’en 2008, appliquant lui-même le béton à la main et peaufinant son aménagement et son décor. Les différentes bulles reposent directement sur les rochers et s’intègrent au paysage dans un véritable équilibre avec la nature.

De la plante au corps féminin


Dès 1958, Jean-Louis Chanéac (1931-1993) étudie des cellules individuelles, évolutives et mobiles aux formes organiques. Mais il ne trouvera aucun industriel prêt à s’impliquer dans leur préfabrication. En 1968, dans son Manifeste de l’architecture insurrectionnelle, il préconise l’installation de bulles pirates greffées sur les façades des barres et tours pour agrandir les appartements ou posées un peu partout dans les villes. En décembre 1970, après avoir lu ce texte, Marcel Lachat accroche clandestinement une bulle pirate en polyester sur la façade de son immeuble du Grand-Saconnex dans le canton de Genève (lire article p. 16). Construite grâce aux conseils techniques de Pascal Häusermann, cette installation destinée à dénoncer la politique de logement fera grand bruit. Pressentant la fin d’une époque permissive et n’ayant pas trouvé « le cobaye consentant à vivre une expérience d’architecture limite », Jean-Louis Chanéac construit sa maison familiale à Aix-les-Bains en voile de béton entre 1973 et 1977 (fig. 11). Pour ne pas faire de choix formel réfléchi, il décide de travailler à partir de la première vision qui s’impose à son esprit. Ce sera une cosse de haricot, image protectrice ressurgie de son enfance, qui épouse la forme du terrain pentu. Vue du ciel, la maison ressemble à un oiseau. Mi-végétale, mi-animale, cette « architecture correspondant à [ses] fantasmes » évoque également un sexe de femme.

L’habitologie


D’origine finlandaise, Antti Lovag (1920-2014) s’installe dans les Alpes-Maritimes en 1963 et travaille pour l’architecte Jacques Couëlle jusqu’en 1969, notamment sur les maisons-paysages de Castellaras-le-Neuf. « Couëlle m’a donné la liberté. C’est à lui que je dois la certitude que tout est possible », disait Antti Lovag. Grâce à des clients-mécènes, il pourra construire trois palais-bulles. A Tourrettes-sur-Loup, il commence par élever en 1968 un prototype de maison-bulle qu’il habitera ensuite. Maintes fois bloqué par l’administration, le chantier de la maison s’étend par épisodes successifs sur plusieurs décennies. Pour Antti Lovag, « le point de départ c’est le cercle, mais pas le cercle au sens symbolique ou ésotérique. Le cercle en tant qu’évidence. Il structure le comportement de la nature humaine. Nous avons un champ de vision circulaire. La convivialité est un phénomène circulaire. » Fidèle reflet de l’intérieur, à partir duquel tout est conçu, l’extérieur n’offre pas le visage d’une architecture de représentation. Antti Lovag commence par déterminer l’enveloppe globale grâce à des gabarits réglables pour situer les volumes dans l’espace et faciliter la mise en place des fers. Il conçoit des demi-sphères outrepassées intimement liées au terrain, laissant affleurer des rochers à l’intérieur. Les pièces s’agglomèrent les unes aux autres, parfois reliées par des galeries ou quelques marches, afin d’obtenir un espace fluide sans porte. A partir de 1970, Antti Lovag se consacre à deux commandes successives sur des parcelles dominant la Méditerranée, à Théoule-sur-Mer. La première est une maison de vacances de 800 mètres carrés répartis dans une grappe de vingt-six bulles, ponctuées de terrasses, patios, bassins et jardins. La seconde, rachetée par le couturier Pierre Cardin, est un palais labyrinthique de 1200 mètres carrés dont les bulles suivent les courbes de niveau du terrain abrupt (fig. 12). Autour de trois piscines, elles forment une composition proliférante qui ne répond pas à un dessein formel préalable mais à des parcours fonctionnels. Car Antti Lovag ne se considère pas comme un architecte mais comme un « habitologue ». Il soigne le mobilier intégré d’une maison en totale harmonie avec ses habitants : placard-tambour, lit circulaire et rotatif, cheminée mobile, table amovible, cuisine escamotable à rangements pivotants, etc. Coquilles protectrices, ses bulles doivent s’accorder parfaitement aux gestes quotidiens.

Au cours des années 1970, aux contraintes administratives légères succède un nombre croissant d’oppositions culturelles et réglementaires. Les nouvelles lois d’urbanisme françaises musellent la créativité des architectes, confrontés à un durcissement de l’administration puis à un blocage quasi total des permis de construire. Le changement des mentalités bride l’esprit d’innovation et les responsables politiques, locaux comme nationaux, encouragent le règne des pavillons de constructeurs. L’engouement des médias retombe. Depuis les années 1980, les maisons-bulles restent essentiellement le domaine des autoconstructeurs. Ils se lancent grâce au livre de Joël Unal paru en 1981, Pratique du voile de béton en autoconstruction, dans lequel l’auteur fournit des indications techniques très précises, ou en côtoyant Antti Lovag qui, jusque dans les années 2000, continue de former des étudiants et des passionnés, architectes ou non, sur ses chantiers et lors de stages.

 

Référence

 

Maisons-bulles : Architectures organiques des années 1960 et 1970
Raphaëlle Saint-Pierre, Editions du Patrimoine, Collection Carnets d’architectes, Paris, 2015 / € 25.

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