Vie et mort de «Life»

L’installation «Life» montée par Olafur Eliasson à la Fondation Beyeler vient de s’achever. L’œuvre, support d’une réflexion complexe sur la nature, l’artifice et le statut de l’art, a été compromise par le climat tempétueux de ces derniers mois.

Date de publication
03-09-2021

Dimanche 25 juillet, l’installation performative «Life» montrée à la fondation Beyeler à Riehen (BS) s’est achevée. Après avoir démonté trois pans vitrés de la façade du musée conçu par Renzo Piano (celle donnant sur le jardin et son étang), Olafur Eliasson fait pénétrer ce paysage à l’intérieur du musée, l’eau de l’étang et ses plantes aquatiques, quelques insectes et même des canards. Si le rapprochement n’est pas explicitement formulé, c’est évidemment dans Les Nymphéas, l’œuvre de Monet exposée d’ordinaire à cet emplacement et actuellement en restauration, que les visiteurs se promènent.

Vie médiatique

«Life offre aux visiteurs humains la possibilité d’activer tout leur sensorium, lit-on dans le communiqué de presse. Par les odeurs des plantes et de l’eau, les sons de l’environnement, l’humidité de l’air, les visiteurs sont invités à utiliser plus que leur seule vision pour explorer l’œuvre d’art.»

L’intention de l’artiste islando-danois Olafur Eliasson était d’éveiller les sens. Mais il aura fallu les quelques mois de son existence pour découvrir la portée de cette œuvre, car à peine était-elle inaugurée qu’une déferlante de photographies s’abattait sur l’Internet et les réseaux sociaux, ne permettant pas de suivre sa réelle évolution. On a vu, une fois encore, comment de telles œuvres censées célébrer l’expérience individuelle fonctionnaient en réalité essentiellement comme une performance collective dans la médiasphère. La photographie conserve encore cette fonction de preuve documentaire, permettant aux visiteurs, armés de leurs smartphones, d’exposer publiquement leur présence, leur inscription dans le réseau influant de ceux qui pourront dire «j’y étais» – une stratégie qui offre naturellement une visibilité immense à l’institution, et dans laquelle Olafur Eliasson est passé maître.

L’intention de «Life» était bien d’«inviter tout le monde dans l’exposition, la planète – les plantes d’autres espèces». Pour cela, «Life» se doit d’être extrêmement photogénique, notamment grâce à des artifices: la coloration de l’eau et les lumières ultraviolettes qui éclairent l’installation, visible également de nuit. L’œuvre est une manière de lancer le débat public à grande échelle, avec un propos moral mis en scène de manière à servir directement une forme de communication politique. On se souvient qu’à l’occasion de la COP21, en 2015, l’artiste avait remonté devant le Panthéon de Paris Ice Watch, une œuvre éphémère constituée d’une dizaine de morceaux d’icebergs ramenés du Groenland, afin de nourrir l’iconographie de l’accord international. À la 17e Biennale de Venise, qui se déroule actuellement, l’action d’Eliasson est également politique, mais elle atteint désormais le paroxysme d’un style que l’artiste a grandement contribué à construire: le kitsch Anthropocène. Dans la section As One Planet, il dispose sur un grand tapis (tissé avec des déchets plastiques trouvés dans l’océan) tout ce qui formerait une «assemblée du futur», composée d’humains et de non-humains: des meubles, des plantes, des champignons, des cailloux… Le site web dédié contient une déclaration d’Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations Unies, qui estime que l’œuvre invite à «renforcer le multilatéralisme».

Dans la présentation de «Life», scientifiques et philosophes se relaient pour porter des messages bienveillants sur la relation entre humains et non-humains, comme le directeur de la fondation, Sam Keller: «Cette œuvre d’art est une expérience collective. Elle remet en question nos conventions en matière d’art, de nature, d’institution et de vie et tente de dissoudre leurs frontières. Plantes, animaux, humains et micro-organismes cohabitent dans cette œuvre.» Or, cette mise en scène est une composition, elle est donc parfaitement artificielle – contrairement à ce qu’on ose encore appeler «nature».

Une sémiotique empoisonnée

À Riehen, un détail frappe immédiatement: le «Giftgrün», cette couleur vert fluo qui nimbe l’eau d’une atmosphère radioactive. Cette coloration dénote une «naturalité exagérée», nous a dit l’architecte du paysage Günther Vogt, qui a collaboré à la conception de l’œuvre. «Son but est de provoquer des discussions, de changer la perception qu’on a de la nature – hacker en quelque sorte la réalité des visiteurs.»1 On s’aperçoit effectivement que la plupart des photos postées sur les réseaux sociaux n’ont nul besoin de filtre: la substance fait le travail. Et que le concept de nature, par ailleurs, semble aujourd’hui plus authentique dans l’imaginaire collectif que dans la réalité. Voilà le propos niché au cœur de l’installation, dont le titre «Life» ne peut être qu’ironique.

L’eau est colorée avec de l’uranine (fluorescéine), un colorant artificiel fluorescent. La substance est employée pour tracer des cours d’eau: elle colore la rivière de Chicago lors de la Saint-Patrick, elle est employée par les industriels pour vérifier les fuites et par les géologues pour étudier l’écoulement des eaux souterraines.

Il y a vingt ans, Eliasson l’avait déjà utilisée dans une série d’interventions impressionnantes intitulées Green Rivers, dans plusieurs villes du monde, de Stockholm à Tokyo. L’objectif était d’éveiller les citadins à une nouvelle attention envers leur environnement, en rendant perceptible la nature même d’un cours d’eau, ses flux, ses mouvements – sa vie.

Or, entre temps, l’uranine a été déployée par les activistes d’Extinction Rebellion dans plusieurs cours d’eau européens pour manifester contre la pollution des eaux (en 2019 à Zurich et à Munich au printemps dernier). La signification de l’intervention a donc évolué de la science vers l’industrie, puis vers l’art et enfin vers l’activisme écologique. Une autre association avec cette couleur vert fluo s’insinue également dans les esprits, quand on découvre à l’entrée de la fondation Beyeler que celle-ci est soutenue par des entreprises de la chimie et de la pharmacologie bâloise. Parmi celles-ci, Bayer, l’une des six compagnies issues de IG Farben, a acquis Monsanto en 2018, et développe des semences génétiquement modifiées, des herbicides et des pesticides de toutes sortes, dont le fameux glyphosate. La couleur vert fluo supporte donc une quantité de connotations qu’il est difficile d’articuler aujourd’hui; elle n’est pas seulement une astuce pour rendre l’eau plus perceptible, elle pourrait être également un produit qui lave plus vert que vert.

«Life», une œuvre bien vivante

Pourtant «Life» repose bien sur une base tangible, biologique, qu’il est intéressant d’interroger. L’œuvre est en effet conçue comme un jardin de plantes censées croître et se déployer tout au long de l’été; c’est une œuvre d’art littéralement vivante, et donc fragile – à l’opposé des œuvres figées que renferment les institutions muséales.

«Il ne s’agit plus de quelque chose de préconditionné – une image ou une installation – mais plutôt d’une ouverture vers quelque chose de nouveau, explique Günther Vogt. Par conséquent, en parler, c’est aussi aller à l’extérieur et faire entrer cet extérieur dans le musée.» De ce point de vue, il s’agit d’abord d’un discours sur notre conception de l’art, d’une tentative de brouiller – littéralement – ses limites. L’installation semble ainsi nous préparer à l’extension du musée, en cours d’élaboration par Peter Zumthor, un projet dont l’une des intentions principales est de recentrer la fondation vers le parc.

Dans un entretien mené pour TRACÉS l’année dernière et dans les propos tenus plus récemment pour Archithese2, Vogt insiste: il n’y a pratiquement plus de nature en Suisse, ni dans le Mittelland, qu’il compare à une grande toiture végétalisée, ni dans les parc naturels, qui sont en réalité des espaces figés depuis un siècle dans l’imaginaire des citadins qui les ont créés. Pour l’architecte du paysage (qui a réalisé des montagnes miniatures sur le parking de Novartis), tout cela relève de l’artifice. Cette approche corrobore pleinement celle de l’artiste islando-danois, qui a, entre autres, mis en scène un soleil artificiel dans le grand hall de la Tate Modern ou une chute d’eau dans la baie de New York. Dans un même esprit, Vogt et Eliasson avaient collaboré à une installation spectaculaire, en 2001, dans le musée de Bregenz: dans les trois salles du bâtiment conçu par Peter Zumthor étaient reproduits des morceaux du paysage lacustre de la région dans lesquels les visiteurs pouvaient se promener. La nature, aussi artificielle qu’elle puisse être, était entrée dans le musée.

Mais «Life» est une œuvre vivante. Elle puise dans la discipline du paysage, du jardinage, et il est intéressant d’interroger sa conception. Dans la zone intérieure, le choix des essences a été déterminé par la profondeur du bassin (8 cm): il s’agit presque exclusivement de plantes flottantes, qui ne sont pas ancrées dans un substrat. Puis la météo a été un facteur décisif, car il n’existe pas de plante aquatique qui résiste au gel. Aussi, pour que les plantes soient prêtes à être exposées à partir du mois d’avril, elles ont été pré-cultivées chez un grossiste dans des serres chauffées. Les nénuphars importés avaient déjà des feuilles et la fougère trèfle aussi. La sélection était donc très limitée. Les essences proviennent de climats tempérés ou tropicaux et la plupart ont été importées de serres hollandaises. Fragiles, elles exigent une température de 15° C à 20° C pour déployer leurs plus beaux atours.

L’American Frogbit, par exemple, connaît une croissance rapide seulement si les températures sont suffisamment chaudes. Le document fourni par Vogt Landscape Architects le décrit ainsi: «Il se reproduit par des pousses latérales qui se séparent et forment leurs propres plantes. La nouvelle croissance est facilement reconnaissable à la couleur verte riche et brillante des nouvelles feuilles. En été, le frogbit commence également à fleurir et produit des graines qui lui permettent de se propager encore plus loin3

Mort de «Life»

Seuls les mots permettent aujourd’hui d’imaginer ce jardin féérique. Le réchauffement du climat et ses conséquences fâcheuses – notamment les pluies ininterrompues qui se sont abattues sur la Suisse d’avril à juillet – ont tout gâché. C’est cela, «Life»: l’imprévisible. Beaucoup de plantes n’ont pas pu se déployer, d’autres sont mortes et ont dû être évacuées. Cette mort prématurée de l’œuvre offre un commentaire bien ironique à son intention initiale, censée nous éclairer sur le statut de la nature dans l’Anthropocène. Au moment où nous écrivons ces lignes paraissait dans la Republik un article assassin qui terminait d’achever l’œuvre4. Il est utile d’en résumer ici l’argument central, car il démontre à lui seul la virulence des débats qui s’engagent dès qu’on emploie le mot «écologie» dans une démarche artistique.

«[…] nous avons été choquées de découvrir que le jardinier, que nous avons vu à plusieurs reprises patauger dans l’eau verte empoisonnée, devait se débarrasser des plantes mortes et les remplacer par de nouvelles. Qu’Olafur Eliasson a voulu créer tout le contraire d’un ‹biotope laissé à lui-même›, qu’on laisse pourrir dans la puanteur.» Pour l’autrice Antje Stahl, Olafur Eliasson s’inscrit dans une tradition artistique inaugurée par Claude Monet, l’auteur des Nymphéas. Celui-ci n’était pas du tout intéressé par la nature en tant que telle, écrit l’historienne de l’art, mais d’abord par les effets de sa peinture. Pour composer le modèle de son œuvre, il aurait ainsi puisé sans grande délicatesse dans un biotope naturel. «Les Nymphéas de Monet n’apparaissent soudain plus comme la pièce maîtresse d’une avant-garde. Ils s’avèrent plutôt être un témoignage du crime contre l’environnement, un jalon esthétique de l’Anthropocène.» Quant à Eliasson, il s’inscrirait davantage «dans la tradition des maîtres du Land Art que dans celle de la ‹génération Greta›, pour prendre un exemple». Olafur Eliasson apparaît donc «comme un artiste de la vieille école qui subjugue la nature pour faire une jolie photo et vendre de l’art médiocre».

Pourtant, il était bien dans l’intention de Vogt et Eliasson de proposer une œuvre 100 % artificielle, à l’inverse des «jardins en mouvement» de Gilles Clément. Ce qui choque aujourd’hui avec de telles installations, c’est qu’elles continuent à nous proposer une réflexion sur l’Anthropocène plutôt que d’incarner cette réflexion, d’être exemplaires sur les conditions qui ont mené à leur conception. Quand Eliasson déposait des morceaux d’iceberg à Paris à l’occasion de la COP21, beaucoup d’entre nous se sont demandé s’il fallait vraiment déployer un tel effort pour délivrer un message aux dirigeants de ce monde. De même, «Life» n’aurait-elle pas pu être composée avec des roseaux de la région et quelques grenouilles attrapées dans un étang voisin?

Voir Venise… et vivre

Pour la Biennale de Venise, Vogt Landscape Architects a réalisé une œuvre plus sensible – et moins coûteuse – qui s’inscrit dans une réflexion similaire à «Life», mais en inversant le propos. Sur une sorte de ville miniature composée de briques de terre compactée, les paysagistes ont planté des petits arbustes et des plantes vivaces provenant de toute l’Europe. Les essences, assez banales d’apparence, ont pour caractéristique commune de n’être pas reconnues dans le Veneto comme indigènes. Elles sont donc théoriquement interdites de territoire, vegetalia non grata. L’installation évoque une sorte de Radeau de la Méduse végétal, une embarcation remplie de néophytes, des plantes migrantes dont personne ne veut. Comparer les deux installations de Riehen et de Venise nous fait réfléchir à des attitudes opposées face à l’altérité.

À Riehen, des entités exotiques ont été importées à grands frais, puis implémentées de force dans un périmètre clairement délimité, pour la grande joie des visiteurs – exactement comme dans un vieux zoo, où des animaux se désespèrent, puis finissent par mourir. À Venise, les plantes d’origines diverses trouvent une base, à partir de laquelle elles pourront se propager, vivre leur propre vie. L’installation tient plus du Guerrilla Gardening, de ces plantages sauvages qui ont essaimé dans les villes du monde entier. Les plantes pourront proliférer, tandis que les briques de terre, sous l’action inexorable du climat ambiant, finiront par se décomposer, se confondre avec le sol.

Life
Olafur Eliasson, Vogt Landscape Architects, 22.04.2021 – 25.07.2021, Fondation Beyeler, Riehen (BS)

 

Essences employées: Nymphaea tetragona, Lemnar minor, Salvinia natans, Marsilea quadrifolia, Trapa natans, Pistia stratiotes, Limnobium laevigatum, Phyllanthus fluitans, Hydrocleys nymphoides

 

Future assembly
Studio Other Spaces, Pavillon central des Giardini, 17e Biennale de Venise – futureassembly.earth

 

Migrating landscapes
Vogt Landscape Architects, 2020, 17e Biennale de Venise, blocs de terre battue, terre de plantation, gravier, graines, végétation, eau, 600 × 600 × 170 cm.

Notes
1. Entretien, mai 2021.

 

2. «Ökologie und Ökonomie der Landschaft – Günther Vogt mit Hubertus Adam im Gespräch», Archithese 2/2021, pp. 36–45.

 

3. Vogt Case Studio / Fondation Beyeler, Pflanzenbeschrieb (équipe Sophie von Einsiedel), 2021.

 

4. Antje Stahl, avec la collaboration de Vera Sacchetti et Julia Pelta Feldman, «Giftgrüner Showdown», Republik, 12.07.2021

Magazine