SIA: Ex­pé­riences ti­rées de la norme SIA 269 - la con­ser­va­tion du pa­tri­moine comme bien d’ex­por­ta­tion

La valeur de l’héritage technique incarné par les ponts ferroviaires historiques bénéficie chez nous d’une reconnaissance particulière. Eugen Brühwiler, un des pères de la norme SIA 269 Maintenance des structures porteuses, met aujourd’hui ses connaissances au service de la préservation d’ouvrages emblématiques, en Allemagne également.

Date de publication
06-05-2015
Revision
05-11-2015

Les propriétaires et exploitants d’ouvrages d’art historiques se voient mis au défi de les maintenir dans leur configuration originale en dépit de l’accroissement des charges de trafic. C’est tout particulièrement le cas pour des infrastructures telles que les ponts ferroviaires des CFF, dont certains sont en service depuis 150 ans. Sur les 6000 ponts de toutes tailles exploités par les CFF, quelque 900 ont en effet plus d’un siècle et ces ouvrages doivent répondre aux mêmes standards de sécurité que les constructions neuves. Faute de connaissances plus pointues, leurs systèmes porteurs et d’éventuels signes de fatigue des matériaux ont longtemps été évalués de façon très conservatrice, soit sur la base de modélisations et de calculs excessivement prudents. 

Or si l’on adopte les conclusions de telles vérifications sans autre examen critique, cela revient à condamner beaucoup de ponts en acier ou en béton existants. Qu’un grand nombre d’ouvrages historiques du réseau ferré suisse continuent à être quotidiennement empruntés par des centaines de convois est à mettre au crédit des standards élevés appliqués à la protection du patrimoine en Suisse, associés à la clairvoyance du service des constructions des CFF. Parmi les outils essentiels pour la planification de la rénovation des constructions, figurent la norme SIA 269 Bases pour la maintenance des structures porteuses et les sept normes sœurs qui la complètent. Eugen Brühwiler, professeur en ingénierie des structures à l’EPFL, a joué un rôle prépondérant dans l’élaboration de ces normes. Son domaine de spécialité porte sur la conservation de structures existantes, avec un accent particulier sur les constructions métalliques et en béton armé.

Un concepteur de structures attentif au patrimoine


Eugen Brühwiler ne se cantonne toutefois pas au monde abstrait de la science des matériaux et du calcul ; ceux qui le côtoient saluent aussi en lui l’enseignant empathique et la personnalité décidée à mettre son savoir au service d’une politique du bâti soucieuse de préserver l’impressionnant héritage technique des 19e et 20e siècles dans un état aussi proche que possible des ouvrages originaux. 

Pour l’ingénieur, beaucoup de ces ouvrages s’apparentent à de vieilles connaissances familières, dont la fréquentation remonte souvent à ses années au service des CFF. On peut notamment citer le pont-rail riveté de 190 m qui franchit le Rhin entre Koblenz en Argovie et Waldshut en Allemagne. C’est presque avec tendresse qu’il parle du « Gitterlibrücke », pour évoquer l’élancement et la transparence du treillis multiple qui en constitue la superstructure.

Conçu en 1859 par Robert Gerwig, il s’agit du plus ancien ouvrage de ce type encore en service sur le continent. Pratiquement conservée dans son état d’origine, la solution en treillis remontant à l’époque pionnière de la construction ferroviaire fut la première liaison entre les réseaux ferrés suisse et allemand. Or la valeur emblématique de ce pont ne le met pour autant pas à l’abri de la démolition, car il est sous la responsabilité de la société DB Netz AG, filiale des chemins de fer allemands (Deutsche Bahn, DB).

A la Deutsche Bahn, la démolition l’emporte sur la rénovation


Comme les défenseurs du patrimoine en font régulièrement l’amère expérience en Allemagne, la Deutsche Bahn a une approche tout sauf respectueuse de son héritage bâti et la liste des objets sacrifiés est longue. Si des pressions collectives ont très récemment amorcé un timide changement de perspective en ce qui concerne les gares, les ouvrages d’art ne sont encore que très exceptionnellement traités comme un patrimoine historique.

Pour le pont sur le Rhin à Waldshut, l’entreprise continue donc à préconiser son remplacement par une construction neuve. Dans une expertise commanditée par ses propriétaires, la DB et les CFF, Eugen Brühwiler a dès 2010 tenté de convaincre la DB Netz AG que, conformément aux normes SIA 269/1 et 269/3 et moyennant des opérations de réparation et de maintenance peu importantes, l’ouvrage pouvait sans autre être remis en état pour une nouvelle durée de service de 80 ans – Eugen Brühwiler assure en outre que le coût de ces interventions légères sur la substance existante ne représenterait qu’une modeste fraction du prix d’une construction neuve.

Malgré la richesse de son patrimoine technique, l’Allemagne ne dispose à ce jour d’aucune norme comparable à la SIA 269 pour la maintenance d’ouvrages existants. Inchangées depuis 20 ans, les prescriptions en vigueur, notamment la directive 805 pour le calcul ultérieur de ponts (« Richtlinie 805 - Nachrechnung von Brücken »), devraient être revues à la lumière des connaissances actuelles. 

Pour le moment en effet, les praticiens qui les appliquent se perdent dans de complexes modélisations, basées sur des hypothèses à moitié opaques et à moitié dépassées sur le comportement structural. Ce mode de « calcul après-coup » débouche souvent sur des résultats conservateurs et peu crédibles eu égard au comportement réel de la structure porteuse.

Le monitoring plutôt que la modélisation


A cette pratique longtemps usuelle en Suisse également, Eugen Brühwiler oppose le monitoring de l’objet, soit une inspection visuelle associée à la vérification mesurée de l’aptitude au service de l’ouvrage et de la substance existante, ce qui correspond à la procédure prescrite par la norme SIA 269. Les calculs attestant la sécurité structurale et l’état de fatigue s’appuient ainsi directement sur les résultats du monitoring. 

Entre-temps couramment pratiquées par les CFF, les vérifications de la sécurité structurale sur l’objet lui-même ne réduisent en rien la sûreté des ouvrages – tout au contraire, car à la différence du « calcul après-coup », l’état réel de la construction est alors examiné à la loupe. 

La dernière démolition en date envisagée par la DB concerne Chemnitz, en Saxe. La filiale Netz AG projette d’y démonter le viaduc de 275 m, qui surplombe depuis 110 ans le vallon à proximité de la gare principale, pour le remplacer par un ouvrage neuf. Il s’agit d’un pont-rail métallique riveté qui présente une combinaison d’arcs et de segments de poutres surélevés. La décision de le démolir ou de le rénover doit tomber dans les semaines qui viennent. Sur la foi de la méthodologie traditionnelle décrite ci-dessus, l’ingénieur mandaté par Netz AG est arrivé à la conclusion que « des parties de la structure sont sur-sollicitées et n’ont plus qu’une durée de vie réduite ».

Ce à quoi la DB ne s’attendait toutefois pas, c’est que dans la ville, pratiquement privée de sa substance historique après les lourdes destructions de la guerre, une initiative citoyenne s’est constituée en faveur du maintien de ce viaduc. S’étant rendu sur place, Eugen Brühwiler se base sur ses expériences avec des structures analogues pour affirmer que « si l’on se contente d’interpréter correctement les calculs effectués jusqu’ici, là encore – même sur le seul plan théorique – on ne décèle pas de fatigue significative ». Il précise en outre qu’« une mise en conformité du pont pour répondre aux exigences actuelles de l’exploitation est possible et impliquerait une solution nettement plus économique qu’un ouvrage de remplacement ».

Dilapidation de l’argent du contribuable


A ce jour, cela n’a guère contribué au maintien d’ouvrages remarquables en mains de la DB, vu que les frais de réhabilitation émargent au budget de la Netz AG, tandis que l’Etat fédéral, autrement dit le contribuable, assume les coûts relatifs au remplacement d’infrastructures. La destruction du patrimoine est donc un résultat de mécanismes de financement absurdes!

Pour Eugen Brühwiler, peu importe qu’un ouvrage comme le viaduc de Chemnitz soit un monument répertorié ou non, sa valeur de témoignage est à ses yeux indépendante de son statut formel. Comme il l’exposait dans un article spécialisé, « l’importance culturelle d’un pont doit être établie et évaluée en fonction de sa situation, de sa valeur identitaire, historique et esthétique (…) notamment comme élément constitutif d’un tissu historique ou comme point clé d’un réseau de transport, un pont doit être maintenu pour préserver l’image du lieu dans son ensemble ». 

Si l’option du maintien est finalement retenue dans le cas de la « Gitterlibrücke » près de Koblenz AG, et surtout pour le viaduc ferroviaire métallique de Chemnitz, cela représenterait un signal décisif et un progrès important pour le traitement approprié des ouvrages d’art historiques en Allemagne. Cela démontrerait en outre que des normes telles la SIA 269, élaborées par des praticiens issus des rangs de la SIA, peuvent être considérées comme des biens d’exportation offrant un potentiel d’innovation supranational.

 

L’historien des structures;

Le prof. Eugen Brühwiler, ing. civil dipl. EPF/SIA/IABSE, enseigne et mène des recherches depuis 20 ans à l’EPFL. Comme ingénieur des ponts aux CFF (1991–1994), Eugen Brühwiler a notamment été chargé de la maintenance d’ouvrages métalliques. Depuis sa nomination à l’EPFL en 1995, il est enseignant, -chercheur et conseiller de la préservation de ponts et de bâtiments et, comme expert fédéral, d’ouvrages d’importance culturelle majeure.

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