Réi­ma­gi­ner la tour Swiss­com

Pièce en trois actes, sans héros ni méchants

L’un des aspects cruciaux de la transformation d’un édifice concerne l’occupation temporaire avant sa réaffectation. Une animation culturelle et artistique maîtrisée peut avoir un impact considérable sur l’avenir du bâtiment, comme nous l’enseigne l’histoire de la tour Swisscom de Berne.

Date de publication
29-07-2022
Adam Jasper
Chercheur à l’Institut de théorie et d’histoire (gta) de l’EPFZ | éditeur de la revue gta papers

La tour Swisscom de Berne fait partie de l’ancienne centrale des PTT suisses. En tant qu’icône d’une organisation phare axée sur la technologie, elle était source de fierté, mais depuis son abandon en 2014, son inaccessibilité physique a modifié sa signification. La tour est devenue un terrain vague vertical, un territoire étranger. La difficulté qu’elle posait aux promoteurs était essentiellement un problème d’échelle – que faire d’une structure aussi grande dans une ville définie par des immeubles de faible hauteur? – et un problème de zonage – comment persuader les autorités municipales que ce bâtiment, qui faisait jadis partie d’un parc industriel, pouvait être intégré au tissu urbain en tant que logement résidentiel? Les promoteurs, conscients que leur problème était autant symbolique que physique, ont cherché à redorer la réputation du bâtiment par une série d’événements culturels, allant de l’opéra à la rave party. Bien que les promoteurs aient déjà l’expérience du mécénat culturel, la campagne pour réimaginer la tour Swisscom a été inhabituelle pour Berne, dans ses enjeux comme dans ses risques.

Permettez-moi de formuler d’emblée quelques observations très générales. Les historiens de l’art et de l’architecture ont l’obligation, parfois négligée, de mener l’enquête et d’exposer au public non seulement les actions des artistes, mais aussi celles des commanditaires. Les gens qui paient, c’est presque un cliché de le souligner, sont aussi les moteurs de la culture civique. En d’autres termes, pour être un bon historien, il faut montrer que l’on ne craint pas de mordre la main qui nous nourrit. Considérée dans le contexte du 20e siècle, et à l’aune de la carrière de Gaius Maecenas (vers 70 à 8 av. J.-C.) – patron des poètes augustins, pour qui le mécénat public était inextricable de sa position au sein du jeune régime impérial – cette obligation a beaucoup de sens. Mais les tentatives d’histoire critique ont leurs contradictions internes et entraînent des questions flagrantes qui n’ont pas de réponses flagrantes. L’une d’elles pourrait être : qu’est-ce qui motive réellement des particuliers à prendre le risque de se faire mordre? Les promoteurs immobiliers ont un intérêt particulier à jouer le rôle de Maecenas dans les villes où ils opèrent. Et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il est indéniable que l’activité du promoteur est liée au sort de la ville, dans un sens littéral et visible. Deuxièmement, le promoteur s’expose à des oppositions. S’il est perçu de manière négative, il peut se heurter directement à la population. Troisièmement (et ceci est lié, mais plus subtil), le développeur travaille dans un réseau de relations politiques et commerciales, dans lequel les réseaux latents offerts par le monde culturel peuvent être et sont effectivement utiles.

Maintenant, imaginez un scénario contemporain typique du point de vue d’un promoteur : vous êtes responsable d’un bâtiment administratif vide. Il est très grand et très visible. Vous voulez le transformer en appartements. Mais il ne se trouve pas dans une zone résidentielle. Le changement d’affectation de la zone pourrait prendre plusieurs années et constitue un processus à l’issue incertaine. Il se trouve que votre bâtiment se situe dans une ville où il existe une scène squat militante et très active. Les bâtiments vides sont la cible des squatteurs. De plus, votre immeuble a mauvaise réputation dans la presse. Et pour rendre les choses plus amusantes, dans ce scénario, vous correspondez à l’image populiste d’un méchant. Que faites-vous?

Les artistes entrent en scène

La tour Swisscom a été construite en 1972 par l’entreprise Frey Egger Peterhans, sur un masterplan de Hans Brechbühler datant en partie des années 1950. Le bâtiment d’origine, une tour de 19 étages relativement mince flottant sur une plateforme, en acier, béton préfabriqué et aluminium, est vide depuis 2014 et a également été, de manière intéressante, classé au patrimoine en 2017. Au moment de son classement, la tour abandonnée représentait une sorte de barrière au développement de la ville, tant physique que psychologique. Comme l’explique le promoteur Tamer Amr, de la société REInvest Capital, «[nous] avons acheté un bâtiment massif qui était auparavant un important centre d’emploi dans une entreprise suisse phare. Le bâtiment est sombre, vide et, pire, immanquable sur la ligne d’horizon. Il est assez facile pour nous d’apparaître comme les capitalistes d’un dessin animé satirique». La raison immédiate de la mise à disposition du bâtiment pour une utilisation provisoire était de faire face aux squatters. Mais cela n’aurait pas résolu tout le problème politique lié à son zonage.

Afin de changer l’image du bâtiment, REInvest a engagé une jeune commissaire, Georgina Casparis, dont le travail consistait à corriger la tournure extrêmement négative qu’avait prise la consultation publique. Peu après avoir commencé à développer le concept, un événement inattendu se produisit: la Haute école d’art de Berne (HKB) ouvrit son nouveau département de musique et demanda s’il était possible d’utiliser le bâtiment vide pour accueillir un opéra. La pièce commença sur le parking, au milieu des bâtiments. Des actes furent joués en bas, dans les niveaux du garage et dans l’auditorium. Les choses devaient ensuite s’accélérer : ce n’était pas tant le bâtiment qui était mis en scène que le fait qu’il se jouait lui-même. Ils avaient accidentellement donné aux différentes potentialités de l’immeuble l’occasion de se manifester. Il est intéressant de noter que ce ne sont pas seulement les grandes institutions qui demandaient des espaces au promoteur. Très souvent, il s’agissait de collectifs d’artistes, d’interprètes et d’étudiants, des groupements plus petits et auto-organisés, qui avaient entendu parler de la disponibilité du bâtiment par le bouche-à-oreille. Il y a également eu des occupations non autorisées. Une équipe de graffeurs est montée au sommet du bâtiment, a descendu en rappel le mur extérieur et a peint à la bombe une énorme colonne de runes.

La programmation culturelle s’est poursuivie jusqu’au début du chantier. L’un des résultats de l’activité culturelle a été que la perception du bâtiment a changé non seulement dans la presse et dans la rue, mais aussi au sein du Conseil communal. Il est passé du statut de handicap à celui d’atout. En un temps record, REInvest a reçu ce que l’on appelle une Sonderbewilligung1, une autorisation spéciale, pour affecter l’ensemble du bâtiment à un usage résidentiel.

Épilogue

Le bâtiment est toujours en cours de réaménagement. Son sort à court terme est, et reste, tributaire de la volatilité actuelle des marchés internationaux qu’aucune influence politique locale ne pourra infléchir. Un projet comme celui-ci soulève un grand nombre de questions. Mais nos propres notes peuvent se limiter à trois questions : l’une concerne le temps, une autre la reproductibilité de l’opération, la troisième l’audience.

Sur la question du temps : le temps est la ressource qui permet et menace à la fois le développeur. Les taux d’intérêt de la dette, le déplacement de la valeur du capital, le coût de l’espace dans le temps, sont les paramètres qui détermineront la réussite ou l’échec d’un projet. Cette observation est presque banale, mais l’objectif crucial de l’activation culturelle de la tour Swisscom est l’accélération incontestée de ce qui était perçu comme un événement inévitable: l’absorption d’une partie de la périphérie industrielle de Berne dans son corps résidentiel. Cette accélération, et non la décision elle-même, était cruciale pour la survie financière de l’investisseur et la base du pari.

Sur la question de la reproductibilité, il est important de noter que certains aspects du projet, comme de nombreuses formes de mécénat, peuvent être et sont déjà reproduits par les autorités locales. On peut y voir une forme d’opportunité, certes, mais autour de laquelle les villes doivent développer une stratégie itérative. Chaque cas d’utilisation « provisoire » est peut-être exceptionnel dans la ville et dans la vie d’un bâtiment, mais les projets temporaires deviennent en général une caractéristique permanente de la ville. Nous devons nous demander comment nous voulons utiliser ces espaces contingents, et aussi quelles sont les répercussions politiques que nous souhaitons. Les institutions qui utilisent ces espaces sont capables d’être à la fois nomades et stables au sein de la ville dans son ensemble. On peut imaginer que les centres culturels du futur ne seront tout simplement pas des centres, mais des adresses qui changent constamment.

Enfin, qui est le destinataire réel d’un acte de mécénat culturel? Dans ce cas, de nombreux jeunes étaient là, mais le public cible était plutôt les membres de la branche exécutive du gouvernement local dans les pouvoirs discrétionnaires desquels se trouve le paramètre temporel qui définit la survie de l’investisseur. Comment persuader un gouvernement de votre bonne volonté? De telles questions suggèrent l’existence d’un domaine tout à fait obscur de l’esthétique civique, ni « culture populaire » véritablement spontanée d’une part, ni cette esthétique patricienne de la magnificence d’autre part. Il s’agit plutôt d’une projection de la responsabilité civique, combinée à une volonté de rapidité, qui pourrait – faute de mieux – être appelée «concordisme».

Note

 

1 Une Sonderbewilligung est un instrument spécifique, beaucoup plus rapide que le changement d’affectation de la zone, mais qui repose sur le fait que le demandeur est en règle avec la législation du gouvernement.

Cette analyse est basée sur des entretiens menés avec Georgina Casparis et Tamer Amr de REInvest. Parler de manière contextuelle d’un projet qui n’est pas encore terminé est, du peu que je connais du secteur immobilier, un exercice très périlleux. Je tiens à remercier Tamer et Georgina de nous avoir permis d’opérer une sorte de vivisection d’un projet vivant. Cet article est adapté d’une contribution donnée à la conférence internationale Architecture and Real Estate organisée par l’Institut de théorie et histoire (gta) de l’EPFZ les 10 et 11 juin 2022.

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