Pro­je­ter un fu­tur or­di­naire

Propos recueillis par Karl Sarafidis

Avec son mélange de typologies d’habitations traditionnelles et d’appartements communautaires, l’immeuble d’Obrabstroï à Moscou livre un témoignage précieux sur l’histoire des coopératives pendant l’ère soviétique.

Date de publication
07-02-2018
Revision
09-02-2018

L’association moscovite L’avant-garde ignorée œuvre à réhabiliter un patrimoine méconnu : celui de ces immeubles ordinaires conçus dans les primes années de l’Unions soviétique pour accompagner une transition vers la vie collective.

Karl Sarafidis : Pouvez-vous présenter votre activité?
Konstantin Gudkov : Nous menons des recherches sur les immeubles russes d’avant-garde inconnus du public et des spécialistes. La plupart de ceux qui s’intéressent à ce mouvement se concentrent sur les icônes. Les expérimentations menées avec les « demeures communautaires » sont bien connues. Nul n’ignore les clubs de travailleurs de Constantin Melnikov, les bâtiments les plus célèbres comme le Narkomfin, mais il faut savoir que des milliers d’immeubles étaient construits en même temps pour les gens ordinaires et on ne sait pas vraiment comment ils fonctionnaient. Par exemple, le concept de conjonction du communautaire et du particulier dans les demeures hybrides. On ne comprend toujours pas comment cela se passait dans la vie des habitants, comment ça pénétrait la vie commune soviétique. Nous voulons rappeler que ces bâtiments étaient de magnifiques expériences dont on profite encore aujourd’hui. Les architectes cherchaient alors à inventer de nouvelles manières de vivre, créer un nouvel homme. Certaines choses n’ont pas fonctionné, mais ça n’a pas d’importance puisque c’était un rêve.

Qu’est-ce qui explique cette ignorance?
Au temps soviétique, les recherches sur ces bâtiments étaient rares et n’avaient pas le soutien du régime. Nous ne savons même pas qui étaient les architectes des bâtiments construits à Moscou et âgés de seulement 80 ou 90 ans. Les archives sont fermées au public et aux chercheurs. A Moscou, l’Etat en limite l’accès.

Comment justifie-t-on cette fermeture des archives?
Officiellement, on se réfère aux restrictions liées aux droits à la vie privée des propriétaires, même si en réalité, ces informations sont disponibles dans des archives en ligne. On peut trouver les plans des immeubles actuels. Mais toutes les informations historiques, les plans et leurs explications d’origine sont inaccessibles. Il est même impossible d’accéder aux plans des bâtiments qui n’ont jamais été construits ! Dans ce cas encore, on invoque les données personnelles sensibles. Mais la vraie raison, c’est que les autorités craignent que leur soient soumises des demandes pour classer ces bâtiments. Reste que ces informations sont accessibles à condition de collecter l’accord de l’ensemble des copropriétaires. Si nous avons pu accéder aux archives de l’immeuble d’Obrabstroï (« Construction des travailleurs unis », du nom de la coopérative qui l’a conçu à Moscou en 1929 et achevé en 1931), c’est parce que nous y possédons un appartement. Cet immeuble combinait au départ deux types d’habitations : une demeure communautaire sur les trois derniers étages – un système de corridor (koridornaya sistema) avec des cellules dans lesquelles pouvaient dormir quatre personnes – et des appartements ordinaires sur les cinq premiers. L’étage communautaire comprenait un foyer avec une cuisine, des douches et des toilettes communes. C’était un immeuble expérimental destiné à montrer la voie, un avenir socialiste où chacun est appelé à vivre. Mais personne n’était vraiment enthousiaste à l’idée de vivre en communauté. Ce qu’on voulait montrer avec ces demeures de transition, c’est que chacun peut commencer à vivre dans un appartement privatif, puis monter dans le foyer commun. Ou tout simplement, en voyant que d’autres y vivent, adultes et enfants voudront un jour les rejoindre. Les bâtisses hybrides servaient d’intermédiaires. Imposer d’emblée à tout le peuple de l’Union soviétique un mode de vie communautaire aurait été un geste trop radical. Il fallait une transition. En sous-sol, on trouvait un club, une salle de sport, une blanchisserie. C’était les équipements collectifs.

Notre immeuble comporte trois blocs en forme de F de différentes tailles, de six, huit et neuf étages respectivement. Le bloc de six étages était censé avoir une cantine (stolovaya) au 6e. La nourriture devait être acheminée par des tubes spéciaux reliés à une cuisine qui se serait trouvée au sous-sol. Mais ce dispositif futuriste n’a jamais été réalisé. La cuisine du sous-sol n’a pas été mise en place et, au lieu de la cantine, il y a eu un jardin d’enfants. Pour manger, il suffisait aux locataires des étages communautaires d’emprunter les corridors pour rejoindre le réfectoire où ils pouvaient eux-mêmes se préparer à manger. A l’époque soviétique, quand on a voulu introduire les cuisines industrielles, personne ne voulait renoncer au « fait maison ». L’idée était pourtant progressiste : il ne fallait pas que les gens perdent leur temps à la maison à cuisiner. Ils devaient s’occuper à se rassembler et à discuter des choses essentielles, être ensemble et travailler. Les femmes devaient se libérer de leur statut d’esclaves aux fourneaux, s’éduquer, travailler, devenir autonomes.

Qui est l’architecte du bâtiment?
Vasily Kildishev. Il n’est pas vraiment connu, mais il y a là matière à investigation. L’architecture de l’immeuble est inhabituelle pour l’époque parce qu’elle ressemble à une bâtisse européenne, de type HBM de l’entre-deux-guerres. Elle est selon nous liée au mouvement rationaliste, l’un des principaux mouvements d’avant-garde avec le constructivisme. Les rationalistes exploraient l’architecture non pas pour bâtir des immeubles mais pour former un espace dans la ville. Il s’agit de travailler avec l’espace, de former des fonctions. La façade de l’immeuble évoque l’expressionnisme, voire l’Art déco, ce qui est assez inhabituel pour cette période de construction de maisons pour travailleurs. L’architecte voulait utiliser la façade pour souligner le site de l’immeuble, en bordure du chemin de fer. La mode était à tout ce qui était lié aux machines. On était fasciné par l’ingénierie. Cette façade très dynamique crée un sentiment de mouvement, de vol. Elle ressemble à une machine, train ou avion. Les rationalistes voulaient inventer une approche nouvelle de la construction, de telle sorte que le bâtiment donne l’impression de robustesse et de simplicité. Il devait exprimer la rationnalité sans recourir à un mouvement superflu de l’œil ou de la pensée sur la façade. L’idée de l’immeuble est saisissable immédiatement et rapidement par l’usage rationnel des sens.

Et qu’en est-il des coopératives à l’origine de la construction de ces bâtiments?
A l’époque de l’Union soviétique, l’Etat, pour financer la construction des maisons de travailleurs, a voulu attirer une source de financement supplémentaire. C’est pourquoi on a introduit ce système de coopératives qui permettait de contracter des crédits collectifs. Chacun était censé avoir à sa disposition dix pour cent du prix de l’appartement ou de celle de la place dans le foyer. Le reste était crédité par l’Etat. Ce qui n’allait pas, c’est que ceux qui avaient acquis un appartement se sont sentis propriétaires. Ce qui était interdit. Cela signifiait un retour au mode de vie bourgeois. L’arrivée de Staline au pouvoir a mis un terme à ces projets de logements coopératifs, malgré leur succès : la moitié des habitations construites dans les années 1920 et 1930 à Moscou et Leningrad était des logements coopératifs. Mais l’Etat n’a pas apprécié, car il ne voulait pas que les gens deviennent des citoyens indépendants, qu’ils ne dépendent pas de l’Etat. Quand les coopératives ont été dissoutes par l’Etat, la somme déjà payée par les membres devait leur être rendue. Mais la dépréciation introduite était telle que ces derniers n’ont finalement pas reçu grand-chose.

Les chambres communes des étages supérieurs et les équipements collectifs du sous-sol étaient-ils aussi construits par les coopératives?
Les coopératives possédaient tout l’immeuble. Pour elles, c’était tout bénéfice de construire ces logements communautaires parce que tout le monde n’avait pas les moyens de payer un appartement entier. C’était gagnant-gagnant : les plus pauvres avaient une chambre et les coopératives avaient de l’argent pour financer la construction de leur immeuble.

Est-ce qu’il n’y avait pas d’autres personnes, extérieures aux coopératives, auxquelles l’Etat réservait un logement?
Les coopératives n’étaient pas indépendantes. L’Etat y plaçait en effet des personnes qui travaillaient dans ses services (police, officiels, militaires). Ce personnel devenait adhérent à la coopérative sans payer sa part. Le haut officiel avec sa famille pouvait disposer d’un appartement et le simple policier d’un lit dans une cellule.

En quoi le projet entrait-il en contradiction avec l’idéologie officielle?
L’Etat ne savait pas à quoi le futur allait ressembler. Au début, à l’époque de Lénine et de Trotski, il y avait un réel intérêt pour ces expériences. Quand Staline est arrivé au pouvoir, on s’est concentré sur les constructions industrielles et on a mis un terme à toutes ces expérimentations coûteuses avec des logements sociaux de qualité, au profit des usines et des constructions militaires. Et en même temps, ces coopératives étaient en train de créer un nouveau type de bourgeois. Cela allait contre les priorités politiques de l’Etat soviétique.

C’est comme une prémonition de la chute du soviétisme. En définitive, les gens n’aspirent qu’à être propriétaires, à vendre et à acheter.
C’est inhérent à la psychologie. Cela prend du temps de créer un nouveau type de personnalité, qui donne plus de valeur au bien commun, au bien-être social, à l’idée d’une société communale plutôt qu’aux droits individuels. Nous sommes encore bien loin aujourd’hui de cette idée progressiste introduite au début du 20siècle.

Cette tendance à se concentrer sur le commun refait surface de temps en temps au cours de l’histoire.
Certes, mais à l’époque soviétique, ces idées ont été apportées dans la vie de tout le monde. Il y avait bien sûr Charles Fourier mais c’était jusque-là de la théorie ou les idées de quelques fanatiques. En Union soviétique, cette idée était implantée dans l’esprit de millions de travailleurs.

Un mot sur le site de l’immeuble. La façade est en relation avec le rail. Et les bâtiments alentours?
L’immeuble est lié à son voisinage et c’est là quelque chose d’inhabituel dans le constructivisme qui conçoit chaque bâtisse comme indépendante du reste de la ville. Selon nous, c’est le signe qu’il s’agit plutôt d’un immeuble rationaliste. Les rationalistes voulaient prendre en compte le contexte environnant et la nature. L’immeuble s’intègre à ceux construits sur une ligne qui longe la voie ferrée d’un côté et le jardin de l’autre (il y a trois bâtiments révolutionnaires près du nôtre, énormes et massifs). Le soleil pénètre dans les pièces de vie qui font toutes face au sud. Les chambres auxiliaires (cuisine, toilettes, escaliers, corridors) font quant à elles face au nord, côté jardin. Même si les premières donnaient sur les voies ferrées, le chemin de fer bruyant des trains à vapeur, ce n’était pas de l’industriel sale et bruyant : c’était le futur radieux, et la machine devait contribuer à nous conduire vers le futur.

On ne peut s’empêcher de trouver cette architecture joyeuse : elle dégage une certaine allégresse. Pour finir, où en êtes-vous aujourd’hui de votre projet?
Nous préparons des documents et faisons la demande pour que l’immeuble obtienne le statut de monument afin qu’il échappe à la démolition. Pour promouvoir son importance, nous prévoyons de publier un livre dans lequel l’histoire et l’idéologie de ce bâtiment seront expliquées. Nous voulons alerter l’opinion publique sur ces immeubles ordinaires. Ce sont des perles ! « L’avant-garde ignorée », tel est le titre du projet consacré à l’architecture des bâtisses ordinaires, coordonné par le Centre de l’avant-garde à Shabolovka et mené sous la direction d’Alexandra Selivanova. Notre livre est le troisième d’une série. Il s’agit à chaque fois de choisir un bâtiment et d’en creuser le concept. Avec notre immeuble, nous arrivons au concept de demeure communautaire. Il existe déjà un livre sur les bains publics et un autre sur les magasins d’Etat. Ce sont des concepts uniques au temps soviétique. L’hygiène publique était promue par l’Etat et c’est lui qui produisait, distribuait et vendait la nourriture et les produits. Aujourd’hui, tous ces bâtiments sont menacés de destruction.

Ce que l’Etat construit, l’Etat le détruit.

Konstantin Gudkov est médecin à Moscou et travaille dans la recherche clinique. Il participe au projet L’avant-garde ignorée initié par le Centre de l’avant-garde à Shabolovka.

Karl Sarafidis est docteur et agrégé en philosophie, rattaché à l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1). Il enseigne au Collège Universitaire Français de Moscou.

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