«Pour les sept pro­chaines gé­né­ra­tions»

Chris Luebkeman a œuvré durant 20 ans autour du globe pour le bureau d’ingénieurs Arup. Il est aujourd’hui engagé dans l’état-major du président de l’EPF Zurich (EPFZ) et au sein du Comité de la SIA. Quels objectifs entend-il poursuivre? Et quels défis l’avenir réserve-t-il aux conceptrices et concepteurs de notre environnement bâti?

Date de publication
07-09-2021

TEC21: Monsieur Luebkeman, au cours des 20 dernières années, vous avez travaillé pour le bureau d’ingénieurs international Arup, au sein duquel vous avez créé les équipes «Global Foresight, Research + Innovation» et lancé le programme «Drivers of Change». Vous vous êtes confronté aux problématiques cruciales de notre époque en intervenant tout autour du globe. Qu’est-ce qui vous a poussé à abandonner cette activité pour rejoindre l’état-major de l’EPFZ?

Mes liens avec l’EPFZ et la Suisse sont anciens. Après ma formation d’ingénieur aux États-Unis, j’ai étudié l’architecture à l’EPFZ. Ce que j’y ai appris – l’observation méticuleuse, la compréhension des enjeux urbanistiques – m’a énormément apporté, car ces thématiques étaient totalement absentes de mon cursus initial en ingénierie. C’est auprès du professeur Christian Menn que j’ai compris la différence entre concevoir et calculer. Ce fut une révélation! Plus tard, j’ai œuvré au sein du bureau de Santiago Calatrava, notamment sur le projet de la gare zurichoise de Stadelhofen. Tout cela m’a ouvert les yeux sur les implications spatiales de décisions techniques, sur les effets de lumière, sur le processus de projet. Cette étape zurichoise a changé le cours de ma vie: j’ai réalisé ici que tout projet implique une approche globale. J’en suis reconnaissant et j’aimerais apporter quelque chose en retour. J’espère contribuer à soutenir ces deux disciplines que sont l’architecture et l’ingénierie au sein de l’EPFZ. Mon objectif premier dans l’état-major de l’École est que celle-ci puisse donner le meilleur d’elle-même, en particulier face aux rapides mutations que connaît le paysage académique actuel. Elle doit demeurer un institution de pointe, qui ouvre la voie à des changements essentiels.

Au sein de l’état-major du président de l’EPFZ, vous dirigez le «Strategic Foresight Hub», qui travaille sur les tendances à long terme et des scénarios d’avenir. Son but est d’aider à comprendre comment l’université, la société et le monde pourraient évoluer dans le futur. Quels sont les principaux enjeux qui vous préoccupent?

Le hub n’en est qu’à ses premiers pas et nous sommes en train de définir nos thèmes prioritaires. Mais certains défis sont patents, dont l’avenir de l’enseignement et de la formation: il faut de nouvelles approches et mieux nous y serons préparés, mieux cela vaudra. Ou encore l’IA, l’intelligence artificielle: la profonde influence qu’elle aura sur nos vies ne fait aucun doute et suscite autant de craintes que d’espoirs. Et bien sûr, le devenir de notre planète, avec le changement climatique. Sur ce plan, la Suisse est à l’avant-garde: selon moi, l’EPFZ abrite le meilleur département de sciences environnementales du monde. Il suffit de s’approprier ses enseignements!

Comment procédez-vous concrètement?

Le «Strategic Foresight Hub» offre un espace, du conseil, des outils et des méthodes à tous ceux qui s’intéressent à de possibles scénarios d’avenir. La communauté multidisciplinaire des «Friends of Foresight» participe à des débats, des manifestations et des activités. Réfléchir en termes d’évolutions futures diffère fondamentalement de ce que la majorité d’entre nous a l’habitude de faire, soit réagir au contexte présent. Cette autre forme de pensée doit donc être apprise et exercée. Comme tout muscle nécessitant un entraînement – nous entraînons le «foresight muscle». Nous autres conceptrices et concepteurs sommes par définition familiers de l’anticipation: nous avons conscience de concevoir et bâtir pour les générations à venir et aspirons à créer des structures qui auront encore du sens demain. Pourtant, cette prédisposition et l’aptitude à discerner les mutations en germe ne sont de loin pas partagées par tout le monde et celui de la recherche n’y fait pas exception.

Comme membre du Comité de la Société suisse des ingénieurs et des architectes (SIA), vous vous préoccupez aussi de l’avenir de ces professions. Où voyez-vous les principaux défis dans ce cadre?

Un but commun aux conceptrices et concepteurs doit être d’assurer aux gens un cadre bâti sain et porteur d’avenir. Dans cette perspective, il s’agit de trouver des solutions durables face aux mutations globales découlant du changement climatique, de l’explosion démographique ou du vieillissement de la société. Ces évolutions étant incontournables, nous devons nous y préparer aussitôt que possible. Chez Arup, j’ai toujours plaidé en faveur de la transformation. J’ai notamment été parmi les premiers à m’engager pour que les objectifs de durabilité soient intégrés à tous nos projets, même lorsque le mandant n’exprimait aucune demande dans ce sens. J’ai moi-même expérimenté nombre de défis qui nous attendent en tant que spécialistes de la construction et je me réjouis de traiter ces questions. Notre environnement professionnel se modifie et continuera à le faire; il nous revient de façonner le changement de manière qu’une prochaine génération créative et motivée d’architectes et d’ingénieurs puisse reprendre le flambeau. Je m’investis dans ce sens, tant au sein de l’EPFZ qu’au Comité de la SIA.

Comme association active dans la normalisation, la SIA se voit souvent reprocher de freiner le progrès: les normes reflétant toujours l’état des connaissances acquises au moment de leur élaboration, elles risquent ainsi d’être dépassées avant même leur entrée en vigueur. Qu’en pensez-vous?

L'état de l'art ne cesse d’évoluer, c’est un fait. Raison pour laquelle il est si important d’anticiper et de comprendre dans quelle direction va – ou devrait aller – le changement. Il importe en l’occurrence de distinguer entre modes et progrès réels. La Suisse adopte une posture plutôt conservatrice en la matière, que j’estime beaucoup. Durabilité et qualité font ici partie de la tradition et le niveau en architecture et en ingénierie est très élevé en comparaison internationale. Il reste néanmoins beaucoup à faire. Nous devons cultiver notre «jardin bâti» et le transformer de manière qu’il demeure désirable en dépit du changement climatique: l’augmentation des étés caniculaires indique par exemple que le refroidissement des bâtiments se profile comme une problématique d’avenir majeure, non seulement au niveau technique, mais aussi sur le plan de la conception architecturale. Les rejets de CO2 doivent être drastiquement réduits. Nous voulons atteindre zéro émission nette sans diminuer notre qualité de vie, qui compte parmi les plus élevées du monde. Nous le pouvons et nous le ferons.

La Suisse a le potentiel de devenir un modèle pour d’autres pays moins privilégiés. Nous ne devons pas oublier que des crises globales nous attendent, avec des retombées existentielles auxquelles même la Suisse ne pourra pas se soustraire. Dans les 50 années à venir, nous nous trouverons confrontés à de gigantesques problèmes d’énergie et d’eau au niveau mondial.

Qu’est-ce que cela implique pour les spécialistes du bâti aujourd’hui?

Nous ne pouvons plus continuer à exercer nos métiers comme nous l’avons appris; la formation tout au long de la vie est indispensable. Comme je l’ai dit, la situation de départ dans ce pays est très favorable. Pour garantir qu’elle le reste, la collaboration entre hautes écoles, économie et politique est essentielle. Les défis sont impressionnants, mais la suisse dispose d’institutions tout aussi impressionnantes pour y faire face – les hautes écoles, les associations professionnelles et l’Empa, pour ne citer qu’elles. Celles-ci réunissent une incroyable somme de connaissances! Il faut maintenant intensifier les collaborations. C’est aussi une des raisons de mon engagement au sein de la SIA.

Une des tendances majeures dans la transformation du quotidien des bureaux d’étude est la numérisation. Chez Arup, vous vous êtes engagé pour la promouvoir.

Oui, et nombre de collègues n’en voyaient pas la nécessité à l’époque. Quelques années plus tard, tout le monde a bien compris que la numérisation est incontournable. Ce qui ne veut pas dire que le travail humain disparaît: la conceptualisation et la créativité demeurent nécessaires, tant au niveau du projet que pour sa réalisation. Nous disposons simplement de nouveaux outils qu’il nous incombe d’utiliser à bon escient. Avec chaque nouvel outil, on gagne quelque chose et on perd autre chose. Que veut-on gagner et que devons-nous absolument éviter de perdre? Un exemple: lorsque les ingénieurs maniaient encore la règle à calcul, ils avaient toujours une juste représentation de l’ordre de grandeur auquel s’appliquaient leurs opérations. La calculette a changé la donne: elle peut effectuer n’importe quelle opération, mais si l’on introduit une donnée fausse, le résultat sera erroné, quand bien même le calcul est correct. C’est pourquoi, malgré la calculette, on doit conserver la capacité à juger la plausibilité d’un résultat. Aucun outil ne remplace de solides connaissances de base. Il en va de même pour l’ordinateur: en quoi peut-il nous décharger et que ne lui laisserions-nous traiter en aucun cas? Ainsi, je ne saurais par exemple me passer d’échanger des idées autour d’un bon dîner, puis de les esquisser. Chez Arup, nous avons mis du temps à comprendre combien chacun de nous réunissait de connaissances implicites et explicites – des savoirs qu’aucun ordinateur ne peut remplacer et sur lesquels nous comptons aussi au sein de la relève. Ce qui nous ramène à la formation…

Dans les professions d’ingénieur, la Suisse déplore un manque de relève. Comment peut-on y remédier?

J’adorerais expliquer à chaque jeune de quinze ans qu’il n’y a pas de plus beau métier! Mais la plupart n’y croient malheureusement pas, ils trouvent les startups plus excitantes ou visent des branches plus lucratives. Alors qu’il y a tant de tâches passionnantes: tout notre cadre de vie doit être repensé, rebâti, réorganisé de fond en comble. Ce que nous entendons aujourd’hui par construction durable n’est pas suffisant. Nous voulons atteindre zéro émission nette, produire énormément d’énergie propre, préserver les ressources, maîtriser le design régénératif, ériger la Suisse en modèle d’économie circulaire.

Je dis toujours que nous travaillons pour les sept prochaines générations. Car si nous portons notre regard sept générations en arrière, nous réalisons l’extrême dureté de la vie d’alors. Depuis, nous avons fait d’incroyables progrès – une bonne infrastructure de transport, l’épuration des eaux, un approvisionnement énergétique abondant et bien d’autres choses. Tout cela n’est pas donné, nullement garanti, et nous ne devons jamais oublier tout ce que nous avons à perdre! Nous devons veiller à ce que notre espace de vie devienne durable et soit préservé. Pour les sept prochaines générations.

Informations

Chris Luebkeman abordera le comblement du hiatus entre savoir et faire («Schliessen des knowing­doing gap») lors du Congrès des techniques du bâtiment, le 28 octobre 2021 à Dübendorf. Informations et inscriptions: gebaeudetechnik-kongress.ch

Sur ce sujet