Po­li­tique de dis­sua­sion

La barrière édifiée entre les Etats-Unis et le Mexique cristallise les enjeux liés aux murs-frontières construits à travers le monde. Entretien avec Rodrigo Nieto Gómez, spécialiste des politiques de sécurité nationale et enseignant-chercheur au Center for Homeland Defense and Security (CHDS) et au National Security Affairs (NSA)

Date de publication
22-04-2015
Revision
25-10-2015

La barrière qui matérialise sur plus de 1000 km la frontière américano-mexicaine illustre les raisons invoquées à travers le monde par les gouvernements édificateurs de murs pour justifier leur projet : immigration, trafic illégal, terrorisme. A l’origine, la construction du mur étasunien, qui s’est étendu au début des années 1990 alors que des barrières avaient déjà été érigées dans plusieurs villes-frontières dans les années 1930, devait répondre à une forte immigration.
Au fil des ans et en particulier après le 11 septembre 2001, l’objectif sécuritaire a pris le dessus. Depuis, le budget de la Border Patrol, chargée de la surveillance des frontières, a quasiment triplé et celui dévolu à l’entretien de la clôture – destiné à assurer son fonctionnement pour les deux prochaines décennies – s’élève à 6,5 milliards de dollars, selon les chiffres avancés par la Customs and Border Protection, qui ne prennent pas en compte les dégradations liées aux effractions.
Originellement construit avec des excédents de matériel militaire, notamment des tapis métallique pour l’aviation, le mur est aujourd’hui composé de matériaux très divers. A El Paso, au Texas, il est constitué d’une véritable structure militaire de plusieurs couches d’acier, de béton et de vide – les fameux no man’s land. Malgré tout cet attirail de matériaux déployé, la barrière américano-mexicaine ne résout pas les dissensions existantes entre les deux Etats, comme nous l’explique Rodrigo Nieto Gómez.

TRACÉS : Le mur à la frontière des Etats-Unis et du Mexique a été officiellement érigé pour canaliser ou stopper le flux de l’immigration illégale et du narcotrafic. Les résultats sont-ils concluants ?
Rodrigo Nieto Gómez : A l’origine, les premiers segments du mur ont effectivement été construits en réponse à l’immigration illégale. Ils constituaient une mesure d’aménagement du territoire dans des zones urbaines très peuplées censée déplacer les flux migratoires vers des zones moins visibles. Le narcotrafic et la sécurité n’étaient alors pas une priorité. Cela a changé dès la fin des années 1990 : l’objectif sécuritaire s’est ajouté à la dimension migratoire dans les plans d’aménagement de la frontière.
La Border Patrol a ainsi modifié sa stratégie : d’une politique de « chasse », elle s’est tournée vers une politique de « dissuasion ». Il s’agit ici véritablement d’une architecture de la peur, avec pour effet escompté que plus effrayant sera le mur, moins les migrants tenteront de le traverser. Le mur a canalisé les flux des zones urbaines comme Tijuana/San Diego ou El Paso/Juarez vers des zones isolées du désert de l’Arizona. Dans ce sens, le mur a été « effectif » : le nombre de morts parmi les migrants a augmenté. 
Depuis le 11 septembre, le mur est exploité comme un outil antiterroriste : il a été prolongé et complexifié (notamment avec Secure Fence Act1 en 2006). L’efficacité de cet outil en matière d’antiterrorisme est cependant difficile à démontrer : le seul incident de terrorisme ­transfrontalier s’est produit non entre le Mexique et les Etats-Unis, mais entre le Canada et les Etats-Unis2. Une certitude : le mur n’est pas le meilleur des investissements si on veut diminuer le risque d’un attentat terroriste.

Une barrière frontalière ne s’étire-t-elle pas irrémédiablement, contrainte de suivre le flux qu’elle a elle-même déplacé ?
Tout a fait. La croissance du mur est un cercle vicieux. Sa construction dévie les flux vers d’autres zones et déplace donc aussi les débats et les problèmes. Cela attire l’attention des décideurs qui forcent la construction d’un nouveau secteur, reproduisant la spirale.

Dans un article3, vous dites que la Homeland Security, élaborée en réponse aux attentats du 11 septembre, consistait en une sanctuarisation du territoire. Pouvez-vous développer ?
Si la menace vient de l’extérieur, c’est-à-dire du terrorisme international, la réponse naturelle est d’essayer de faire du territoire américain un sanctuaire impénétrable. Mais la sécurité internationale est plus complexe que cela et ces actions unilatérales produisent des effets indésirables qui n’augmentent pas réellement la sécurité dans le pays. La construction du mur limite par exemple la collaboration internationale avec le Mexique. Et puis, chaque dollar dépensé dans le mur frontalier n’est plus disponible pour d’autres mesures plus efficaces.
D’un autre côté, le mur sanctuarise le territoire dans les perceptions. Il donne une image de sécurité en éloignant l’extérieur (eux) de l’intérieur (nous). C’est ce qu’a essayé de faire la Homeland Security. Même si des problématiques liées à la protection civile ou au changement climatique ont permis de faire en partie machine arrière dans cette vision d’une Amérique-sanctuaire post-11 septembre, la sécurité des frontières est encore définie par cette vision.

Selon un rapport publié en 2008 par le Government Accountability Office, le coût de construction du mur est de 1 à 4,5 millions de dollars par km. Combien coûte son entretien ? 
Les coûts liés à la maintenance du mur sont difficiles à estimer, parce qu’ils sont intimement liés à ceux de la Border Patrol. Le mur est en réalité un système de systèmes, avec plusieurs strates de surveillance et d’infrastructure, et avec du personnel qui doit le surveiller et l’entretenir. Le budget 2015 de la Border Patrol s’élève à 13 milliards de dollars, alors qu’il n’était que de 5 milliards en 2003. En dix ans, le budget de la patrouille a donc quasiment triplé, en raison notamment de la complexification du système et de l’augmentation de personnel.

Après la fin de la guerre froide ou des guerres qui l’ont immédiatement suivie, le complexe militaro-industriel a muté vers l’industrie de sécurité. Les compétences ont été réutilisées, tout comme les matériaux. Pour construire le mur à Nogales, on a recyclé des plaques de métal datant de la guerre du Golfe… 
Jusqu’en 2006, il n’existait pas de plan central pour l’aménagement sécuritaire de la frontière. C’est vrai que des matériaux militaires ont été utilisés pour la construction du mur à Nogales et ailleurs, mais davantage pour des questions de recyclage qu’en raison de leurs performances militaires. 
Le Fence Lab, créé en 2007 dans le cadre des Sandia Labs4, a été le premier à analyser de manière scientifique les matériaux utilisés dans la construction du mur. 

A Nogales, des tunnels ont été creusés sous le mur pour permettre notamment le passage de trafic illicite. Du coup, le terrain est fragilisé, poreux. En 2010, un bus s’est enfoncé dans le sol à cause de cela. Des systèmes ont-ils été mis en place pour tenter de résoudre ce problème ?
Il n’existe pas de mesure efficace. Les cartels de la drogue ne respectent pas les lois et l’infrastructure urbaine n’est pas leur priorité. Comme l’a un jour dit l’ancienne secrétaire à la Sécurité intérieure Janet Napolitano : « Montre-moi un mur de 50 pieds et je te montrerai un escalier de 51 pieds. »
Théoriquement, ce serait possible de modifier les méthodes de construction du mur pour rendre la réalisation de tunnels plus difficiles (en créant par exemple des fondations plus profondes), mais c’est beaucoup trop cher. Du coup, on utilise des moyens de détection. Plusieurs détecteurs sismiques et d’autres types ont été développés et installés tout le long du mur pour essayer d’identifier la construction de tunnels et la stopper. 

L’Histoire l’a montré, les murs ne résistent pas, notamment en raison des coûts d’entretien trop élevés et du climat (intempéries). Dès lors, pourquoi ne pas se saisir immédiatement des problèmes liés à l’immigration ou au trafic illégal plutôt que de les différer par la construction d’une telle barrière ?
Parce que le mur est « photogénique ». Il constitue une solution apparemment simple pour un résoudre un problème complexe. D’autres solutions demanderaient de la patience et une collaboration transnationale. Et puis, il y a aussi un facteur lié à l’altérité dans la construction d’un mur – de celui-ci en tout cas. Le mur est un artefact architectonique identitaire, comme le doudou d’un enfant qui lui apporte une certaine tranquillité, indépendamment d’une véritable protection. Je définis le mur comme une technologie aspirationnelle. Les mesures plus performantes contre le trafic de drogue, la migration économique ou le terrorisme sont très compliquées et demandent une certaine adaptation qui n’est pas rassurante. Dans l’imaginaire, le mur est solide.

 

Notes

1 Le gouvernement Bush adopte en 2006 le Secure Fence Act, un projet de construction d’une barrière de 1130 km le long de la frontière américano-mexicaine. La signature du texte marque une étape importante dans la construction du mur, mais le début de son édification est antérieure: depuis le début du 20e siècle, la zone-frontière est de plus en plus contrôlée et militarisée. 
2 Ahmed Ressam, surnommé par les médias américains « The Millenium Bomber », a été reconnu coupable d’avoir voulu commettre une attaque à la bombe à l’aéroport international de Los Angeles à la toute fin des années 1990. Il a été arrêté alors qu’il franchissait la frontière américano-canadienne non loin de Port Angeles, en possession de près de 60 g d’explosifs. Il purge actuellement au Colorado une peine de 37 ans d’emprisonnement.
3 Rodrigo Nieto Gómez « L’énigme de la Homeland Security pour l’Administration Obama : quel scénario pour la sécurité et l’administration des frontières ? », 2009, www.cairn.info/revue-herodote-2009-1-page-166.htm
4 https://share.sandia.gov/news/resources/releases/2007/border.html. Les laboratoires Sandia sont parmi les principaux laboratoires nationaux du département de l’Energie aux Etats-Unis. Barrière entre les Etats-Unis et le Mexique Date de construction : à partir de 1994
Longueur : plus de 1000 km
Matériau utilisé : grillage, taule ondulée, barbelés 
Personnel stationné : 21 000 gardes-frontière ; personnels de la garde nationale, des groupes de miliciens et des agences gouvernementales de sécurité 
Population concernée : Mexicains, Latino-Américains et Nord-Américains

 

Barrière entre les Etats-Unis et le Mexique

Date de construction : à partir de 1994
Longueur : plus de 1000 km
Matériau utilisé : grillage, taule ondulée, barbelés 
Personnel stationné : 21 000 gardes-frontière ; personnels de la garde nationale, des groupes de miliciens et des agences gouvernementales de sécurité 
Population concernée : Mexicains, Latino-Américains et Nord-Américains

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