«Nous de­vons être ac­teurs du chan­ge­ment»

Fin octobre, le groupe professionnel Architecture (BGA) de la SIA et le Conseil suisse de l’architecture distingueront les meilleurs travaux de master de la relève en architecture. Philippe Jorisch, président du BGA, et Johannes Käferstein, président dudit Conseil, reviennent sur les questions soulevées par les projets en compétition et les contours d’un métier en pleine mutation.

Date de publication
12-10-2022

Espazium: Quelles réflexions ont guidé le nouveau lancement du Prix Master Architecture de la SIA?
Johannes Käferstein: À l’origine, le bassin de candidats était limité aux diplômés des trois hautes écoles universitaires suisses, à savoir l’ETH Zurich, l’EPF Lausanne et l’Accademia di Architettura de Mendrisio. Depuis la réforme de Bologne, les hautes écoles spécialisées aussi proposent des cursus de master. Il y a bien des années, Harry Gugger, ancien vice-président du Conseil de l’architecture, avait soumis à la SIA l’idée de refondre le Prix Master. Un bon bout de temps s’est ensuite écoulé jusqu’à ce que nous l’organisions pour la première fois dans sa forme actuelle.

Philippe Jorisch: L’édition 2016 a été la dernière dans l’ancien format, mais le BGA a toujours eu à cœur de faire revivre ce Prix. Il y a quelques années, un groupe de travail s’était formé à cette fin, avait approché le Conseil de l’architecture et s’était attelé à en repenser les modalités. Désormais, les hautes écoles réalisent une présélection qui correspond à un pourcentage donné de l’ensemble des travaux remis – ce qui a fait émerger 33 projets en tout. Puis un jury indépendant – c’est-à-dire qui ne compte en son sein ni membres du BGA, ni du Conseil de l’architecture, et qui n’est pas en lien avec les hautes écoles – les évalue. Nous tenons à ce que le jury se compose d’architectes en exercice qui ont déjà réalisé des projets exigeants. De plus, une représentation équilibrée est assurée, que ce soit au niveau des régions linguistiques ou des âges. Nous avons assisté aux délibérations des jurés en notre qualité de représentants de la SIA mais ne disposions pas du droit de vote.

La participation au Prix Master est ouverte à toutes les hautes écoles suisses qui proposent une filière de master en architecture. Toutefois, ces cursus divergent d’une école à l’autre, ce qui soulève des questions quant à la comparabilité des travaux de master...
Käferstein: La réforme de Bologne a forcé les hautes écoles spécialisées à se réinventer, ce qui a été une grande chance. En effet, alors que notre métier est en pleine mutation, nous ne pouvons nous contenter de réagir, il nous faut agir. Grâce à ce Prix, nous disposons d’une plateforme d’échelle nationale qui nous permet d’amorcer un débat sur les spécificités des hautes écoles et la qualité des formations en architecture. En effet, par leur diversité, les projets en compétition témoignent de l’éventail des contenus enseignés et des savoirs acquis et constituent une base de comparaison. Les hautes écoles universitaires ont relevé le défi, mais aussi les hautes écoles spécialisées. Je suis convaincu que ces dernières ont aujourd’hui atteint un niveau grâce auquel elles peuvent se mesurer à une telle concurrence. Dans le cas contraire, il nous faudra revoir nos conditions de participation.

Jorisch: Lors des délibérations, il est apparu que les hautes écoles spécialisées sont de taille à soutenir la concurrence avec les hautes écoles universitaires. C’est vraiment réjouissant. D’ailleurs les travaux étaient anonymisés et les jurés n’ont pas discerné de différence entre ceux provenant des HES et ceux provenant de hautes écoles universitaires.

Si les critères de sélection (voir «Prix Master Architecture de la SIA» ci-dessous) étaient clairement définis, les projets n’en étaient pas moins particulièrement diversifiés. Les thèmes abordés par les étudiants reflètent-ils les défis actuels du métier?
Jorisch: Deux des six critères – l’innovation et le traitement de problématiques actuelles – sont en lien avec la durabilité. Au sein du jury, nous nous sommes posé la question de savoir si ces critères ont un impact sur la nature des soumissions. Nous avons remarqué qu’il s’agissait rarement de propositions classiques de type école ou musée, telles qu’on les retrouve habituellement dans le cadre de concours ouverts, mais plutôt de projets – y compris infrastructurels – portés par des réflexions autour de la réutilisation des matériaux, de la crise climatique, de problématiques sociales ou géographiques. Il y avait également, à notre grande surprise, des travaux de recherche et d’analyse très peu – voire pas du tout – axés sur l’architecture, ou même qui remettaient en cause la construction... Puis il y avait des projets qui traitaient d’enjeux actuels à travers un prisme culturel en y apportant une réponse architecturale.

Käferstein: Les projets reflétaient également la culture des différents établissements et témoignaient de leurs orientations thématiques respectives. Il y a deux types de mémoires de master: soit il s’agit d’un travail fondé sur une question de recherche formulée par un professeur, soit il s’agit d’un travail libre. Ce dernier s’étend généralement sur deux semestres et gagne de plus en plus de popularité auprès des étudiants, mais c’est une option particulièrement exigeante. Contrairement aux sujets imposés, ces sujets libres sont particulièrement révélateurs des tendances qui se dessinent chez les futurs architectes. Indubitablement, nous devons aujourd’hui réfléchir avant de construire et mesurer l’impact social et environnemental de nos réalisations.

Les programmes des hautes écoles suisses peuvent-ils suivre cette évolution?
Käferstein: C’est là que réside le défi. Nous avons attendu trop longtemps, nous contentant souvent de réagir au changement au lieu d’en être acteurs. Cela implique que nous menions une réflexion non seulement sur le plan didactique, mais aussi sur celui des contenus de formation. Le rapport entre professeurs et étudiants a déjà évolué, mais nous pouvons en faire davantage pour que ces derniers jouent un rôle encore plus actif.

Pouvez-vous préciser?
Käferstein: Il faut que les étudiants développent leurs intérêts et leur motivation lors de leurs projets finaux. Ce qui s’accompagne évidemment d’une plus grande part de responsabilité que dans le cadre plus strict d’un sujet imposé. En outre, il nous faut élargir l’horizon de nos attentes s’agissant des résultats, ce qui vaut pour les enseignants comme pour les étudiants. Par ailleurs, le travail d’équipe doit être renforcé au vu de la complexité que revêtent les processus de construction à l’heure actuelle. Les architectes en sont des acteurs – importants, certes – mais des acteurs parmi d’autres. L’image de l’architecte démiurge qui travaille en solitaire relève de l’imagination, cela n’a jamais existé.

Jorisch: Ce mythe transparaissait dans certains projets, ce qui suscité des discussions au sein du jury. Finalement, des propositions pourtant convaincantes ont été écartées car basées sur cette approche du métier. À l’inverse, d’autres projets présentaient un caractère trop théorique. Les jurés ont pu être impressionnés par la qualité des analyses développées autour d’une problématique, mais ont sanctionné une concrétisation trop sommaire. Certains ne faisaient pas suffisamment montre du savoir-faire technique des candidats, d’autres péchaient par manque de visualisation, que ce soit par des images ou des plans. Ce qui nous a aussi surpris, c’est qu’une grande partie des nominés brillaient par des interventions ciblées dans l’existant, loin du geste architectural ostentatoire. Ce même à des échelles importantes, dans des régions périphériques. Cette façon de voir les choses était plutôt inhabituelle pour nous.

Quelles compétences un étudiant doit-il avoir acquises à l’issue de sa formation?
Käferstein: Peu importe qu’il vienne d’une haute école universitaire ou spécialisée, il doit être capable de penser par lui-même et d’agir de manière responsable ! C’est cette autonomie qui est attendue d’un titulaire de master. Si le bachelor assure une formation de base, étudier au master s’accompagne d’une responsabilité. Les étudiants sont appelés à l’endosser, à s’investir activement, à chercher des sujets qui les intéressent et à les approfondir. Ils pourront alors contribuer à une culture du bâti de qualité.

Jorisch: Au final, le but est de former des professionnels réfléchis. Dans les faits, après dix ans d’exercice, seule une fraction de diplômés occupe encore un emploi classique dans la conception ou la réalisation au sein d’un bureau. Nombre d’entre eux se reconvertissent, et apportent leur pierre à l’édifice dans d’autres fonctions, notamment auprès de mandants. C’est pourquoi il est si important de cultiver une certaine souplesse intellectuelle et d’aborder les problématiques contemporaines avec ouverture.

Philippe Jorisch est président du groupe professionnel Architecture de la SIA et cofondateur du bureau JOM Architekten sis à Zurich.

 

Johannes Käferstein dirige l’institut d’architecture au sein de la Haute école de Lucerne — Technique et Architecture. Il est également président du Conseil suisse de l’architecture et copropriétaire du bureau Käferstein & Meister Architekten sis à Zurich.

 

Prix Master Architecture de la SIA

 

Dans le cadre du Prix Master, la SIA et le Conseil suisse de l’architecture récompensent les meilleurs travaux de master réalisés par des élèves issus des hautes écoles universitaires et spécialisées suisses qui proposent un cursus de master en architecture. Les établissements participants ont réalisé une sélection parmi les projets achevés au semestre d’automne 2021 ou au semestre de printemps 2022. Un jury intergénérationnel, indépendant vis-à-vis des écoles et représentatif des régions linguistiques suisses, a alors été chargé de distinguer cinq à huit candidats. Le Prix est doté d’une enveloppe de 14 000 francs. 

Cette année, le jury se compose de: Andreas Bründler, Buchner Bründler Architekten, Bâle ; Jérôme de Meuron, wespi de meuron romeo architekten, Caviano; Nicolas de Courten, Nicolas de Courten architectes, Lausanne; Stefan Marbach, Herzog & de Meuron, Bâle; Christian Penzel, Penzel Valier, Zurich; Mireille Bonnet, Atelier Bonnet, Genève ; Lea Prati, Atelier Prati Zwartbol, Zurich.

Les neuf hautes écoles participantes ont sélectionné 33 projets au total. Les critères étaient les suivants:

 

  • solution architectonique ;
  • intégration à l’environnement/prise en compte du contexte ;
  • importance régionale/à grande échelle ;
  • prise en compte des problématiques actuelles en matière de durabilité (p. ex. utilisation des matériaux) ;
  • facteur d’innovation dans la gestion des défis actuels (comme la crise climatique, la durabilité sociale, les processus de recyclage) ;
  • contribution et référence à la création architecturale suisse actuelle.

 

Les délibérations du jury se sont tenues fin août à Muttenz dans les locaux de la FHNW (Haute école spécialisée du nord-ouest de la Suisse). La cérémonie de remise des prix se tiendra le 26 octobre 2022 à Bâle, au Musée suisse d’architecture S AM.

Retrouvez tous les articles liés au Prix Master Architecture de la SIA dans notre dossier spécial

 

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