Les dé­serts ne sont pas vides

Dans son dernier ouvrage, Samia Henni mobilise différents regards, approches et champs disciplinaires pour redessiner les représentations, les théories, les histoires et les récits sur les terres arides, prétendument désertes.

Date de publication
07-02-2023

Si Samia Henni, auteure de l'incontournable Architecture de la contre-révolution1, s'est sentie obligée de titrer son dernier ouvrage de ce rappel, c'est parce que l'impérialisme colonial repose largement sur cette fausse déclaration: les déserts sont vides. C'est parce que le désert est prétendument vide que l'on se prend à rêver d'une nation juive ethniquement homogène en Palestine, c'est parce qu'il est prétendument dépourvu de vie que l'on proclame sa conquête et l'exploitation effrénée de ses ressources minérales. C'est parce qu'il est décrit comme dépeuplé que l'on y teste des armes nucléaires que l'on n'oserait jamais tester chez nous, et c'est parce qu'il est jugé impropre à la vie que l'on y planifie toutes formes d'expériences concentrationnaires, du Sahara au Xinjiang, en passant par le Néguev et le Wyoming. Enfin, c'est parce qu'ils qualifient l'Amazonie de «désert vert» que certains se permettent de planifier sa transformation en un vaste territoire de culture intensive. La plupart de ces crimes, qu'ils soient environnementaux ou génocidaires, reposent sur la même distorsion auto-réalisatrice qui consiste à considérer un territoire comme vide et donc ouvert à la conquête. Dans l'imaginaire colonial, le désert est un territoire sans vie, sans culture et sans autre intérêt que celui daccueillir lintervention bienveillante qui le mettra au service du monde civilisé.

Les habitants invisibles

Les grands perdants dans ce scénario sont évidemment les peuples bien réels, et pourtant niés tout au long de ce processus hallucinatoire. Ceux qui vivent dans le désert et dont on refuse de tenir compte parce que leur existence même ferait s'effondrer l'entreprise coloniale. Pour Ariella Azoulay, réalisatrice, théoricienne de la photographie et contributrice de l’ouvrage, ce peuple invisibilisé, ce sont les Palestiniens expulsés pour laisser place aux colons israéliens en 1948. Le crime à l'origine de l'État d'Israël est autant le génocide des Juifs d’Europe que la négation partielle des populations autochtones qui vivaient en Palestine depuis des siècles au début de l'aventure sioniste. L'histoire est amplement documentée, mais son rappel, à l'heure où Israël décide de se ranger ouvertement parmi les régimes autoritaires, n'est pas inutile.

Les grands perdants sont aussi les Indiens d'Amérique du Nord, dont on mesure peu combien le génocide est récent. Population niée avant d'être purement et simplement liquidée, ces peuples manquants à l’appel ont aussi leur place dans ce catalogue des entreprises coloniales génocidaires. Danika Cooper, enseignante en architecture du paysage et planification environnementale à Berkeley, montre clairement comment la perception d'un territoire à travers un filtre qui en efface les habitants est la première étape indispensable d'une conquête génocidaire. Cette cécité volontaire est parfaitement résumée par l'entreprise cartographique de Lewis et Clark, qui se gardent bien d'inclure les populations indigènes qui les assistent dans leur mythique expédition.

Moins génocidaire mais tout aussi mortifère, la création de l'empire pétrolier saoudien par ARAMCO mérite également d'être examinée. Dalal Musaed Alsayer, qui enseigne l’architecture à Kuwait University, illustre admirablement l'esprit ségrégationniste qui traverse cette entreprise néo-coloniale qui, tout en affichant une volonté de modernisation, se caractérise par une organisation très racialisée, qui n’a rien à envier à l'apartheid sud-africain. Saoudiens, Européens et Américains ne sont pas logés dans les mêmes quartiers, ni ne fréquentent les mêmes écoles dans ces premières colonies pétrolières du désert d'Arabie.

Le crime perpétuel

L’ouvrage dirigé par Samia Henni réunit des contributions de premier ordre qui entrent dans le champ des études postcoloniales. Il aurait été plus commode de s'en tenir au récit qui cantonne ces crimes dans le passé et nous permet de nous réjouir sans arrière-pensée du niveau d'analyse critique pratiqué dans les universités américaines. Il aurait été plus commode de se satisfaire de notre appartenance à cet Occident post-colonial, racheté de ses fautes et débarrassé de ses démons.

C'est peut-être contre cette complaisance que ce livre a été construit. Contre cette fausse ingénuité qui compartimente les disciplines et les périodes historiques pour embellir l'état du monde et fait dire à certains: «certes, les États-Unis ont exterminé des millions d'Amérindiens, mais ils ne le font plus. Certes, la France a testé à ciel ouvert des armes nucléaires en Algérie après son départ, mais elle ne le fait plus. Le Brésil a été fondé sur une impulsion écocidaire, mais aujourd'hui WWF a des bureaux à Sao Paulo».

La contribution de l’ouvrage dirigé par Samia Henni est de montrer que l'écocide et le génocide colonial ne sont pas des crimes arrêtés dans le temps, mais, comme le recel, des crimes à validité permanente. Ils continuent d'exister tant que le préjudice initialement causé n'a pas été réparé.

La sortie du livre publié par Columbia Books on Architecture and the City n'a pas été sans heurts, puisque sa parution a coïncidé avec l'effraction du bureau de Samia Henni à l’Université de Cornell, où elle enseigne, par des individus non identifiés. Malgré la pétition pour condamner cet acte d'intimidation, l'administration académique de Cornell n’a pas condamné cet acte publiquement comme elle a l’habitude de le faire avec d’autres actes criminels du même ordre. Samia Henni est actuellement et pendant un semestre en congé sabbatique à Zurich, à la grande satisfaction de la communauté universitaire européenne, on l'espère. 

 

Note

 

1. Architecture of Counterrevolution. The French Army in Northern Algeria, gta Verlag, 2017. Publié en français aux éditions B42 en 2019.

Deserts Are Not Empty

Ed. Samia Henni

Columbia Books on Architecture and the City

Novembre 2022

 

Avec les contributions de Saphiya Abu Al-Maati, Menna Agha, Asaiel Al Saeed, Aseel AlYaqoub, Yousef Awaad Hussein, Ariella Aïsha Azoulay, Danika Cooper, Brahim El Guabli, Timothy Hyde, Jill Jarvis, Bongani Kona, Dalal Musaed Alsayer, Observatoire des armements, Francisco E. Robles, Paulo Tavares, Alla Vronskaya, and XqSu

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