Le texte, fai­seur d’ar­chi­tec­tures

Textbau. Schweizer Architekur zur Diskussion se tient jusqu’au 22 février 2015 au Schweizerisches Architekturmuseum (S AM)

Date de publication
10-12-2014
Revision
25-10-2015

Au milieu des années 1960, Motor-Columbus AG annonce son intention de construire une centrale nucléaire à Kaiseraugst, dans le canton d’Argovie. Mais les plans de l’entreprise sont déjoués : alors que la construction de l’ouvrage est à deux doigts de débuter, des milliers de personnes viennent occuper pacifiquement le site. Les autorités retardent alors le début du chantier. La centrale ne verra jamais le jour, tandis que l’affaire est abondamment relatée dans la presse quotidienne, car elle met en lumière un enjeu de taille : la protection de l’environnement. 
Près d’un demi-siècle plus tard, la voix du peuple fait à nouveau taire celle des autorités. Ces dernières lancent un concours d’architecture pour la construction d’une petite structure censée revaloriser l’Escher-Wyss-Platz, à Zurich. Caruso St John Architects remportent la compétition avec leur Nagelhaus : deux petits bâtiments accolés au viaduc routier, abritant un kiosque, des toilettes et un coin restauration. Le budget, près de six millions de francs, est soumis à référendum. En partie contaminé par une campagne offensive menée par l’UDC, « 5.9 mio für e Schiissi ! », le peuple rejette massivement le projet. La Nagelhaus est reléguée aux oubliettes.
Là encore, la presse quotidienne se fait l’écho de l’histoire. Dans un cas comme dans l’autre, ce n’est pas l’aspect proprement architectural des objets à construire qui éveille l’intérêt des journalistes, mais les questions qu’ils soulèvent : d’ordre écologique pour la centrale ; d’ordre financier pour la Nagelhaus. 
Ces deux exemples sont tirés d’une quinzaine de projets de constructions – réalisées ou non, pérennes ou éphémères – présentés au S AM, dans le cadre de l’exposition Textbau. Schweizer Architekur zur Diskussion, deuxième volet d’un triptyque développé autour du discours produit en Suisse sur l’architecture (par le truchement de textes, images fixes et images en mouvement), inauguré il y a deux ans par Bildbau. Schweizer Architektur im Focus Fotografie, et qui sera clôturé dans un an par Filmbau. Schweizer Architektur im bewegten Bild
Pour aboutir à cette sélection restreinte, les commissaires, Hubertus Adam et Evelyn Steiner, ont établi un cadre précis : « Nous avons choisi de nous focaliser sur des projets suisses construits ou imaginés durant les quarante dernières années. Au départ, nous avons constitué, selon ces critères, une collection de 200 objets. Nous avons ensuite dû la restreindre. » Ce ne sont pas les objets architecturaux en soi, leurs considérations proprement esthétiques ou fonctionnelles qui les intéressaient, mais tout le discours produit sur eux, dans la presse helvétique quotidienne ou spécialisée. De quelle manière l’architecture est-elle racontée ? Comment en fait-on la médiation ? Qu’est-ce que les journalistes et critiques retiennent d’elle ? Qu’ont-ils envie de dire sur elle ?
En Suisse, la critique d’architecture n’obéit pas à des critères particuliers, c’est-à-dire qu’elle est, comme partout ailleurs, protéiforme – elle est un point de vue, un moyen de médiation, l’occasion de jeter un regard rétrospectif sur un travail, de nourrir le discours théorique, d’élargir le propos en dehors du champ spécifique de l’architecture, d’ancrer cette dernière dans le fait social ou politique. L’offre de revues spécialisées y est en revanche pléthorique. C’est ce que la première salle de l’exposition met en exergue : le paysage médiatique suisse spécialisé dans le domaine de la construction. L’offre est effectivement diverse et foisonnante. 
Dans la salle principale, on se sent comme dans un café. Les quinze projets sont présentés dans une scénographie efficace tout en noir et blanc, élaborée par les Zurichois de Holzer Kobler Architekturen. Le mobilier de bois noir contraste avec les murs immaculés, sur lesquels sont affichés de grandes photographies, en noir blanc elles aussi. Les commissaires de l’exposition ont mandaté le jeune photographe Marcel Rickli en lui donnant pour consigne de photographier les sites d’implantation des quinze projets choisis sous un angle inédit, c’est-à-dire non relayé par les médias. Chaque photographie est exposée au mur dans un format « page de journal » : du texte cerne les images, mais il est illisible, c’est l’image ici qui doit parler. Des piles de journaux ponctuent l’espace et invitent à la lecture. Ils présentent une anthologie d’articles parus dans la presse helvétique sur les quinze projets dont il est question dans l’exposition. Le public peut se servir à l’envi ; et les tas de journaux de se réduire au fil de l’avancement de l’exposition. A côté de chaque projet, d’autres images – photographies, visualisations, archives ou plans – montrent la construction telle qu’elle est, telle qu’elle aurait pu être (une maquette de la centrale nucléaire de Kaiseraugst ou une visualisation 3D de la Nagelhaus, jamais construite) ou telle qu’elle a été (le nuage d’Expo.02, construction éphémère). 
Les deux dernières salles de l’exposition constituent deux volets complémentaires. L’une, sorte de dérivé du white cube baigné d’une lumière verte, façon solarium, met en scène la parole de huit journalistes suisses, qui évoquent ce qu’est pour eux la critique d’architecture. Plus loin, une black box, éclairée par de petites lumières de bibliothèque, élargit le propos hors des frontières helvétiques et expose les opinions d’une poignées de critiques étrangers et quelques exemplaires de revues spécialisées internationales. 
En présentant ces 15 projets, les commissaires tentent de comprendre comment l’objet d’architecture est transféré de la sphère réelle à la sphère médiatique, en faisant état des différents types de discours produits sur lui, de ce que retienne de l’objet architectural ceux qui produisent ces discours et les différentes perceptions qu’ils en ont. Ainsi, le centre de culture et des congrès de Lucerne, conçu par Jean Nouvel, fait l’objet dans la presse de l’une des plus grandes controverses des années 1990. Soit on loue le projet pour ses prouesses techniques (son immense toit de cuivre qui s’avance sur le lac en porte-à-faux), soit on le dénonce pour le dépassement excessif des délais de planification et de son budget. 
Autre enjeu présenté : la sauvegarde du patrimoine, sur laquelle on porte de plus en plus d’attention dès les années 1970. Les commissaires ont choisi, pour exemplifier ce thème, le quartier de St. Alban, à Bâle, l’un des premiers à s’inscrire dans cette mouvance. On veut procéder à une rénovation qui ne soit pas radicale, mais qui tienne compte de l’existant. Wilfrid et Katharina Steib y construisent un musée d’art contemporain en réhabilitant une ancienne fabrique de papier. Diener & Diener, avec Michael Alder, y bâtissent un immeuble de logements qui respecte le contexte de ce quartier. Plus récemment, Buchner et Bründler ont rénové et agrandi l’auberge de jeunesse de St. Alban. La presse le montre bien : après les régions italophones de Suisse, c’est la région bâloise qui devient l’archétype de la modernisation réussie. 
Il y a aussi les objets dont la presse ne parle pas. Seule une poignée de revues spécialisées s’est fait l’écho de La Congiunta de Peter Märkli. C’est que la construction est modeste, dans son budget comme dans sa plasticité. Elle aurait pourtant mérité qu’on lui fasse une plus grande place dans l’arène médiatique, car l’objet est un non-musée. Pas de billetterie ni de boutique, pas de signalétique, pas de toilettes ni d’air conditionné. Le bloc de béton, construit au début des années 1990, abrite les œuvres du sculpteur zurichois Hans Josephsohn. Pour pouvoir les observer, le visiteur doit aller chercher la clef de l’espace d’exposition au comptoir d’un bar du village. 
« La plupart du temps, les médias, en particulier la presse quotidienne, ne s’attardent pas sur les enjeux majeurs de l’architecture – l’intégration d’un bâtiment dans un contexte et un tissu urbain donnés, sa fonctionnalité ou sa durabilité. Ils mettent au contraire l’accent sur les coûts de la construction, les scandales liés aux architectures spectacles, les aspects politiques d’un projet. Cela signifie que, plus les projets impliquent d’autres enjeux, notamment les questions économiques, plus grande est la réaction des médias. » 
Le propos de l’exposition n’est pas d’apporter des réponses définitives sur ce qui constitue les bases actuelles de la critique d’architecture en Suisse ou de faire la démonstration de ce qu’elle devrait être. En usant des outils exploités par les journalistes et autres communicants, comme la règle des « 5 W »1, les commissaires rendent manifestes les types de discours produits sur l’architecture et la manière dont le texte constitue un outil de focalisation sur un aspect particulier d’un projet – son coût, ses prouesses techniques, son (in)esthétisme, etc. Le texte, parfois à valeur égale de l’objet qu’il commente, peut participer à la construction de l’architecture. Il est parfois aussi, au même titre que l’image, ce qui subsiste d’un projet jamais réalisé ou disparu.

 

Textbau. Schweizer Architekur zur Diskussion

Exposition à voir jusqu’au 22 février 
S AM, Bâle, www.sam-basel.org

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