Le sens de l’adresse

Architecte et pilote, Marc J. Saugey se distinguait par son adresse, dans sa conduite, dans ses projets comme dans le montage complexe de plans financiers, raconte Pierre Bonnet dans ce post-scriptum personnel qui noue l’homme à son œuvre

Date de publication
23-03-2020

Marc J. Saugey est responsable de mes premiers chocs esthétiques. Tout d’abord, la vision d’une Lamborghini Miura1 sortant mystérieusement d’un garage situé au bord de la route de Thonon, à 100 mètres de chez moi. Cette voiture aux yeux plats d’espadon, telle une fiction dans mon esprit, devenait soudainement réalité, comme un immense cadeau. J’avais six ans. J’avais un doute sur la couleur exacte, qui a pu se dissiper récemment grâce à une photo de famille sur laquelle figure la fameuse Lamborghini, d’un vert tilleul. Dans la même période, un autre choc, tout aussi fort mais répété, allait me saisir. Marc J. Saugey, amateur de courses de bateau, possédait un Abbate2 surnommé «Golden». Muni également d’un moteur central, ce bateau fuselé pour fendre les vagues et le vent était fascinant. Avec ce grand jouet tout aussi puissant que sa voiture du dimanche, Saugey participait à des compétitions consistant à faire un aller-retour sur le lac Léman dans un temps record, la course du «Ruban bleu», poignante et dangereuse à l’époque, qui se perpétue encore aujourd’hui à la voile.

À plus de 60 ans, Saugey a continué de cultiver sa passion pour la vitesse, son goût persistant du risque. Son lien fort à la performance mécanique et à la maîtrise de ces machines ultra puissantes dénote une confiance et une adresse certaine dans le pilotage. Ces objets cultes me semblent confirmer que Saugey se déplaçait «un peu plus vite» que le courant de sa ville; autrement dit, il possédait une grande acuité pour toutes formes de flux, toujours en mouvement.

Chaque époque a-t-elle son moment d’euphorie, son esthétique de la toute-puissance ou de la conception du progrès, de l’efficience? Chez Saugey, cette habileté de l’homme trouve son écho dans celle de l’architecte, par la dextérité formelle de ses ouvrages. Dotés d’une faculté rare, ceux-ci entraînent un mouvement dans la ville qui demeure intelligible encore aujourd’hui, quoique affaibli par l’effet du temps. Ses réalisations marquent véritablement les lieux, elles génèrent des adresses révélées par la qualité des passages et l’usage fréquent de couverts ou auvents: les accès sophistiqués du cinéma Le Plaza et regrettés de Gare-Centre, celui latéral plus confidentiel de l’Hôtel du Rhône sur la rue du Temple, les séquences de passages des immeubles Terreaux-Cornavin ainsi que le portique élancé des logements de Miremont-le-Crêt, provoquent une attirance rarement égalée à Genève pour ces espaces de rez-de-chaussée fluides, complexes et joueurs.

Notes

 

1. Le modèle de la Lamborghini Miura est produit entre 1966 et 1973. C’est l’une des premières voitures à moteur central arrière, conçue par l’ingénieur Gian Paolo Dallara et l’ingénieur designer Marcello Gandini, œuvrant entre autre pour Bertone.

 

2. La firme italienne Abbate, fondée par Tulio Abbatte, produit des bateaux de course et de plaisance dans la région du lac de Côme. Construits artisanalement, leurs silhouettes élancées, caractérisées par des coques en V, sont d’abord réalisées en bois, puis en fibre de verre dès la fin des années 1970.

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