L'aven­ture de la cons­truc­tion en pierre mas­sive

En 2017, le consortium Gilles Perraudin–Archiplein remportait un concours de 68 logements sociaux à Plan-les-Ouates (GE). Conçu en pierre massive, le projet réactive un mode constructif pratiquement tombé dans l’oubli. Alors que le chantier commence, Francis Jacquier et Marlène Leroux, architectes du bureau Archiplein, reviennent sur un processus expérimental dont chaque étape est en elle-même une petite invention.

Date de publication
20-03-2019
Revision
21-03-2019

Tracés : Dans le cadre du projet urbain des Sciers à Plan-les-Ouates, vous avez proposé dès le concours un processus constructif en pierre massive, tout comme quelques années auparavant pour la tour de Chêne-Bourg à Genève1. Cette fois, ce parti semble vous avoir réussi?
Archiplein: Oui ! Nous avons fait ce choix principalement pour des raisons de développement durable. L’usage de matériaux naturels comme la pierre massive ou encore le bois et la terre dans la construction apporte une réponse convaincante dans cette perspective, comme en témoignent nombres de villes historiques.

À Plan-les-Ouates, nous réalisons quatre immeubles de logements en pierre massive. Le plan localisé de quartier imposait des blocs mitoyens de 20 × 20 m : cette contrainte a déterminé le dispositif typologique composé de trois couronnes structurelles successives, permettant de distribuer librement les pièces de vie sur la couronne périphérique.

Nous avons été surpris de constater qu’il y avait un consensus au sein du jury autour du projet, mais pour des motifs assez divers : certains se sont focalisés sur l’expression urbaine de la pierre, d’autres ont apprécié notre engagement en termes de développement durable et d’autres enfin ont été intéressés par les potentiels offerts par la grande liberté du plan en couronnes. Chacun y a trouvé son compte.

Le maître d’ouvrage, la Commune de Plan-les-Ouates, a aussi pris un risque ; en l’absence de constructions récentes en pierre massive en Suisse, il y a une forte dimension expérimentale dans ce projet.
Oui, la commune a été courageuse. L’appui politique a été fondamental, au-delà de la question de l’architecture. Tout l’enjeu est d’être en mesure de démontrer la faisabilité économique d’une opération de logements sociaux en pierre massive structurelle de cette ampleur. Pour ce projet, nous cumulons tous les complexités : des marchés publics internationaux, des volumes d’extraction importants2, et un projet de logement social qui impose des coûts de construction très faibles, contrôlés par l’OCLPF3. Mais surtout, il y a peu d’édifices récents de référence. Heureusement, nous avons bénéficié de l’expérience de Gilles Perraudin sur le sujet. Nous avons aussi pu constituer une équipe solide avec le bureau Architech pour la direction de travaux et les ingénieurs civils Perreten & Milleret. Nous avons également consulté Stefano Zerbi (lire article p. 7), pour sa connaissance de la filière pierre en Suisse, Philipp Rück comme expert géologue et enfin Pierino Lestuzzi, ingénieur sismologue. Une part importante du travail a consisté à rassurer l’ensemble des acteurs impliqués ; il a donc fallu beaucoup expliquer et convaincre.

Comment avez-vous évalué le coût d’un tel projet, sachant qu’il n’y a pas de référence et que toutes les carrières et tous les types de pierre sont différents?
Très tôt, nous avons exploré plusieurs pistes et, notamment, celle de travailler avec du calcaire, qui se présente actuellement comme une pierre idéale pour ce type de construction. Le calcaire répond aux nécessités constructives courantes en termes de caractéristiques techniques. Il est également relativement facile à extraire, et les gisements permettent de débiter de grands blocs à des coûts raisonnables.

Pour établir un devis, comme cela se fait norma-lement, nous avons échangé avec les fabricants. Nous avons consulté et visité de nombreuses carrières afin de rechercher des pistes d’optimisation du projet, comme la hauteur idéale des blocs par exemple, qui est contrainte par les hauteurs des bancs4 et par les machines d’extraction disponibles. L’adaptation des choix architecturaux en fonction des doux caprices d’un matériaux naturel, le savoir-faire du carrier puis, plus tard, celui du maçon, voilà les paramètres pragmatiques qui nous rassemblent autour de l’acte de bâtir. Pour consolider nos choix, nous avons dimensionné le projet avec la pierre la plus « défavorable », c’est-à-dire correspondant aux exigences techniques les plus basses, et donc, de fait, aussi la moins chère. Ainsi, nous garantissions notre système constructif malgré les aléas économiques et les retours de soumissions.

Les entreprises ont été choisies à l’issue d’un appel d’offre international, et dans le cadre très contraint des coûts imposés par l’OCLPF. À quoi faut-il être attentif lors de la préparation de cette procédure, qui est un moment stratégique dans un projet de ce type?
À tous les aspects : le découpage des lots, la rédaction des descriptifs... Par exemple, nous avons pris le parti de dissocier les marchés de pose et de fourniture, pour pouvoir discuter en direct avec le carrier et mieux maîtriser les coûts.5 Les retours d’appel d’offre des lots maçonnerie étaient très justes car, au dire des maçons, la manipulation et l’installation de blocs de pierre ne sont pas plus complexes que celles des bétons préfabriqués.

Pour les carriers, c’était autre chose. D’une part, la cadence d’extraction des pierres impliquait pour certaines carrières une modernisation de leurs équipements, et d’autre part, les modalités de calcul des volumes n’étaient pas compatibles avec les leurs. Les carriers ont l’habitude de calculer sur un volume global, mais lorsque nous avons commencé à structurer les appels d’offre de la pierre avec une logique de préfabrication, chaque opération devait être numérotée, quantifiée, dimensionnée.

Après réflexion, nous avons préféré procéder par lots, afin de diviser les volumes : façade, couronne porteuse, couronne non porteuse, bandeaux et éléments d’ornement. Au final, les Carrières de Provence dans le sud de la France et Francepierre dans le département de la Vienne ont été retenues, chacune pour des lots différents.

Auriez-vous pu construire avec une pierre suisse?
C’est ce que nous aurions voulu, mais nous nous sommes rendu compte que ce ne serait pas possible. En Suisse, on trouve principalement des carrières de gneiss, une pierre particulièrement résistante et très dure, donc très coûteuse à extraire, à façonner et à transporter. Il existe aussi des carrières de grès, une pierre facile à extraire et à travailler, fréquemment utilisée pour la construction, mais aujourd’hui « réservée » pour la rénovation des monuments histo-riques. Aussi, de manière générale, les carrières suisses ne sont pas équipées pour répondre à ce type de commande.

Vous revenez justement de la carrière de la Vienne avec toute l’équipe de maîtrise d’œuvre. Est-ce un moment important dans le processus de conception et de réalisation?
Oui, nous avons fait le voyage pour voir le prototype, un fragment de façade composé de deux trumeaux et d’une fenêtre avec la première assise. Les deux trumeaux présentent deux types de calepinages. Ils sont composés de blocs de différentes dimensions, qui n’impliquent pas les mêmes temps de découpe ni les mêmes types d’assemblages sur le chantier. À ce stade, nos choix architecturaux, notamment le calepinage et l’aspect final de la façade, peuvent encore évoluer en fonction de la nature de la pierre et des contraintes de découpe. Lorsque ce prototype sera installé sur le chantier de Plan-les-Ouates, les maçons pourront régler les détails de mise en œuvre comme les percements, les mortiers et les manipulations.

Pour le reste, les blocs sont déjà en cours d’extraction et toutes les pièces vont être découpées en carrière. Elles seront ensuite montées quasiment à sec sur le chantier, comme un Lego. La carrière commencera à livrer à partir de septembre 2019, tout en continuant à débiter. En l’absence d’espace de stockage sur le chantier, nous allons fonctionner en flux continu.

On voit que dans un projet comme celui-ci, le rôle de l’architecte va bien au-delà de la conception.
Oui, nous devons être sur tous les fronts : technique, juridique et économique. Nous devons démontrer constamment la faisabilité du projet. Mais ce n’est pas lié uniquement à l’usage de la pierre massive ; toute forme d’innovation exige une force de conviction particulière et une prise de risque qu’il faut assumer de manière collective. Dans notre cas, l’enjeu majeur était de tenir bon pour que la pierre ne soit pas reléguée au rang de simple parement, mais qu’elle reste massive et structurelle. Très vite, nous nous sommes rendu compte qu’à partir du moment où l’on discutait autour d’échantillons de pierre et, plus récemment du prototype de façade, l’émotion était là, partagée par tous les partenaires.

Maintenant que vous avez levé tous ces obstacles, que peut-il encore vous arriver?
Si seulement nous pouvions le savoir… Pour l’instant, tout est bien parti. Le prototype est en chemin, les pierres sont débitées à bon train, mais, comme pour toute réalisation, le chantier sera à la fois la phase la plus excitante et la plus stressante du projet.

Peut-on parler aujourd’hui d’une filière de la construction en pierre en Suisse?
Pas vraiment. Les représentants actuels de la construction en pierre revendiquent le caractère exceptionnel du recours à la pierre. Ils ne sont pas dans une logique de développement d’une filière à proprement parler. En Suisse, le lobby du béton est très actif, les cimenteries rachètent des carrières pour faire du granulat. Le parc de carrières a drastiquement diminué et celles qui extrayaient du calcaire par-faitement compatible avec la construction ne sont plus du tout exploitées dans ce sens. Nous manquons aussi d’exemples de bâtiments en pierre massive en Suisse qui pourraient initier un regain d’intérêt pour le matériau.

Ce projet pourrait y contribuer...
Oui, nous l’espérons. Même si le chantier vient tout juste de commencer, il ouvre une voie. L’été dernier, nous avons remporté un second concours pour un bâtiment en pierre massive à Genève, dans le prolongement d’une ancienne chocolaterie industrielle du 19e siècle à la Coulouvrenière. Ici encore, le recours à des matériaux naturels tels que la pierre massive et le bois a convaincu le jury. Ce nouveau bâtiment nous offre une autre chance de proposer une architecture qui puise dans l’histoire des formes et des techniques les ressources nécessaires à la création de manière raisonnable, sensée et respectueuse de l’environnement. C’est un très bon signe.

Propos recueillis par Stéphanie Sonnette


Notes

1. En 2015, Gilles Perraudin et Archiplein avaient remporté le 2e prix pour le lot B de la Halte CEVA de Chêne-Bourg avec une tour en pierre massive de 70 m. Le 1er prix avaient été attribué à Lacaton&Vassal. Voir Tracés n°03/2015.
2. La carrière doit s’engager à débiter 2000 m3 en six mois.
3. Office cantonal du logement et de la planification foncière du Canton de Genève.
4. Assises de sédimentation.
5. Dans le cas d’un lot unique de pose et fourniture, le maçon choisit lui-même les pierres et prend une marge sur la fourniture.

 

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