La vi­sion de l’au­to­mo­bi­liste et le re­gard mo­bi­lisé des ar­chi­tectes: réin­ven­ter

L’automobile a refaçonné nos conceptions de l’espace et de nos modes d’accès et d’investissement des territoires urbains et non urbains de multiples façons. L’exposition The View from the Car: Autopia as a New Perceptual Regime, au gta de l’EPFZ jusqu’au mois de juin 2021, nous permet de constater sa contribution à la transformation du rapport entre ville et architecture.

Date de publication
12-04-2021

La vision de l’automobiliste a créé un nouveau régime de perception qui, au lieu de simplement fonctionner comme un outil permettant de documenter des impressions visuelles au cours d’un trajet, a joué un rôle important dans l’élaboration des stratégies de conception architecturale et urbaine des architectes eux-mêmes. Cette vision a introduit une nouvelle épistémè du paysage urbain et du territoire en général, comme en témoigne Reyner Banham dans Los Angeles : The Architecture of Four Ecologies, qui écrit à propos de cette nouvelle épistémè du voyage en voiture: «Comme les générations passées d’intellectuels anglais se mettaient à l’italien pour lire Dante dans le texte, c’est pour pouvoir lire Los Angeles dans le texte que j’ai appris à conduire.1» Deux films centrés sur l’influence de l’automobile sur l’architecture, View from The Road de Kevin Lynch (1965) et Reyner Banham Loves Los Angeles (1972), peuvent nous aider à mieux comprendre comment et pourquoi les architectes ont pris conscience de l’importance de la voiture. Une autre enquête importante est The View from the Road (1964) de Donald Appleyard, Kevin Lynch et John Myer, qui élabore de nouveaux dessins d’interprétation tels que les « diagrammes de l’espace et du mouvement », les « diagrammes d’orientation » et les « diagrammes séquentiels ». Ils ont établi cet ensemble de méthodes ayant pour objet de représenter et de réfléchir à des aspects caractéristiques du déplacement en voiture tels que, entre autres, le « rythme présumé de l’attention », les points de confusion et les points de décision. Le principal objectif de ces études était de mettre au point de nouvelles stratégies de représentation capables d’aborder de manière efficace «le nouveau monde de la vision propre à notre vitesse de mouvement [et] à l’expérience de l’autoroute2».

Moins connu, l’ouvrage d’Alison Smithson AS in DS: An Eye on the Road (ill. 2) fait référence à «un nouveau type de liberté offert par la voiture3», ainsi qu’à «la nouvelle sensibilité résultant de la vision du paysage en mouvement4». Le texte de Smithson insiste sur la nécessité de «repenser les nombreuses hypothèses de base qui sont liées à notre manière ‹ héritée › de voir le paysage et les villes» et d’établir «de nouveaux protocoles pour le type de lieux que nous souhaitons construire5». Comme «le journal de bord de ce que voit le passager de sa voiture», ses descriptions consacrent «le point de vue du passager à l’avant de la voiture au début des années 1970 [qui] méritait d’être consigné». Contrairement au voyage en train, dont la trajectoire est prédéterminée, un voyage en voiture nous laisse libre de choisir notre propre trajectoire et d’arpenter le territoire selon nos désirs, s’accompagnant de la réinvention de la perception du territoire.

Denise Scott Brown, John Lautner, Alison et Peter Smithson, mais aussi Aldo Rossi prenaient également beaucoup de photos depuis leur voiture. Si l’on associe leurs approches aux méthodes de conception architecturale, on comprend comment cette pratique photographique a pu devenir le moyen d’établir une nouvelle épistémè. En cherchant à capter la vision automobile et à l’intégrer dans la pratique de la conception architecturale, les architectes ont été confrontés à différentes questions méthodologiques. Deux d’entre elles ont notamment retenu leur attention : premièrement, quels sont les outils les plus efficaces pour transférer la vision de l’automobile aux approches de conception? Deuxièmement, lequel est le plus approprié pour représenter l’aspect séquentiel et sériel de la vision de l’automobiliste? Les diagrammes réalisés par Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour en collaboration avec leurs étudiants pour Learning from Las Vegas sont l’expression de leur volonté de voir la réalité urbaine concrète, loin de tout préjugé concernant l’esthétique de l’instantané. De plus, leurs photos et leurs films ont été conçus comme des outils complémentaires visant à rendre explicite la façon dont le changement rapide des points de vue au volant favorisait une esthétique de l’instantané et se rapportait à la mémoire d’une manière différente, via la superposition et la juxtaposition d’impressions visuelles. Parallèlement, ils ont remis en question la dichotomie entre la valeur stimulante et la valeur documentaire des représentations visuelles. Dans «Learning from Pop», un essai initialement publié en 1971 dans Casabella, Scott Brown remarquait que «les nouvelles techniques analytiques doivent utiliser le film et la bande vidéo pour traduire le dynamisme de l’architecture des enseignes et de l’expérience séquentielle des vastes paysages6.» Elle estimait que seul le médium filmique était compatible avec le désir de saisir le développement dynamique des villes. Venturi et Scott Brown ont très souvent eu recours à des séquences protofilmiques, qu’ils jugeaient aptes à traduire le caractère séquentiel et sériel de la vision de l’automobiliste, et aussi à saisir «la juxtaposition non médiatisée de fragments de réalité7». Le dessin d’une vue de pare-brise réalisé par Venturi pour le plan général de California City témoigne également de leur intérêt pour la vision perçue depuis une automobile comme outil de projet.

La façon dont les architectes photographient ou filment depuis l’intérieur d’une voiture, leur intérêt pour des typologies liées à la culture automobile, sont liés à la manière dont ils envisagent le processus de conception architecturale. La manière de cadrer, la spécificité de leur technique et le choix de certaines typologies et/ou signalétiques plutôt que d’autres au cours de leurs déplacements en voiture sont étroitement liés à leur conception de l’architecture comme mode de communication symbolique. Des outils issus du domaine de la sémiotique et de la sémiologie, qui renvoient au « logos » des signes introduits par les architectes pour appréhender cette nouvelle réalité et lui donner un sens. (Traduit de l’anglais par Sophie Renaut.)

Dr ir. Marianna Charitonidou est la commissaire de l’exposition The View from the Car: Autopia as a New Perceptual Regime.

Notes

 

1. Reyner Banham, Los Angeles: The Architecture of Four Ecologies (1971), avant-propos de Joe Day, introduction d’Anthony Vidler, Berkeley, Californie; Londres, University of California Press, 2009, p. 5.

2. Donald Appleyard, Kevin Lynch, John Myer, The View from the Road, Cambridge, Mass., The MIT Press, 1964, p. 63.

3. Alison Smithson, AS in DS: An Eye on the Road, Londres & Delft, Delft University Press, 1983, p. 23.

4. Ibid., p. 47.

5. Ibid., p. 23.

6. Denise Scott Brown, « Learning from Pop », in Robert Venturi, Denise Scott Brown, The View from the Campidoglio. Selected Essays 1953-1984, New York, Harper & Row, 1984, p. 28-31. Initialement publié dans Casabella, n° 359-360, 1971, pp. 15-23.

7. Martino Stierli, Las Vegas in the Rearview Mirror: The City in Theory, Photography, and Film, Los Angeles, Getty Research Institute, 2013, p. 42.

The View from the Car est une exposition conçue dans un format hybride. Accessible en ligne dès à présent, elle sera également présentée à la Bau­biblio­tek de l’EPFZ du 15 septembre au 15 octobre 2021.

 

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