In­tro­duc­tion à «traces du Bau­haus aux Ar­chives de la cons­truc­tion mo­derne»

Un îlot au sein de l’exposition 'Le principe Co-op-Hannes Meyer et le concept de design collectif'

Date de publication
14-09-2016
Revision
14-09-2016

Les échos de l’activité du Bauhaus, un certain intérêt pour la nouvelle architecture hollandaise et la prise de conscience de l’essor de l’expressionnisme allemand engendrent une réflexion critique sur l’art et sur l’architecture moderne en Suisse au fil des années 1920. Des événements clés pour cette réflexion se produisent en particulier durant l’année 1923. En février et mars, des œuvres de Johannes Itten, peintre d’origine suisse et enseignant au Bauhaus de Weimar, sont exposées au Kunstgewerbemuseum de Zurich. Suite à l’enseignement d’Adolf Richard Hölzel et aux contacts avec l’avant-garde artistique viennoise, Itten se voue à l’art abstrait qu’il pratique à travers l’investigation subjective et l’introspection, dans le but de déceler la véritable nature objective des matériaux et les relations entre les formes et les couleurs. Les œuvres exposées à Zurich sont la manifestation d’une telle approche. Dans le milieu culturel helvétique de l’époque, elles sont considérées comme représentatives de l’activité du Bauhaus et soulèvent plusieurs critiques à l’encontre de cette école, ainsi qu’envers l’art abstrait lui-même. Après avoir visité l’exposition, le collectionneur d’art Richard Bühler, président de la Société des beaux-arts de Winterthour et membre du Schweizerischer Werkbund, décrit ainsi ses impressions : « Ce que l’on appelle peintures abstraites ne suscite en moi aucune émotion du tout, elles m’apparaissent seulement comme des œuvres d’art appliqué. »1 

Trois mois après l’exposition de Zurich, à l’occasion de l’assemblée générale de la Fédération des architectes suisses qui a lieu à Sion, un groupe de participants zurichois guidé par Alfred Hässig demande une prise de position officielle contre l’individualisme, l’expressionnisme et l’expérimentation en architecture, qu’ils considèrent être à l’origine du chaos et de la déchéance de l’époque2. Optant pour une approche plus diplomatique, la Fédération décide de demander leurs avis sur la question à plusieurs architectes et de les publier dans la revue Das Werk. Ainsi, cinq articles paraissent entre juillet et novembre sous le titre « Moderne Strömungen in unserer Baukunst ». Le premier est signé par Hässig lui-même qui, résumant les arguments présentés à l’assemblée de Sion, lance un véritable rappel à l’ordre, incite à l’autodiscipline et évoque un accord entre individus pour préserver la pureté de l’activité artistique contre les aberrations d’un monde déchiré et découragé3. Les quatre articles suivants émanent de deux architectes de la Fédération, d’un architecte du Schweizerischer Werkbund et de l’architecte et peintre expressionniste Paul Camenisch. Leurs opinions ne font pas l’unanimité. Si Max Müller de la Fédération partage les positions intransigeantes de Hässig et propose de refuser l’individualisme et l’expressionnisme comme la politique a refusé le socialisme et le bolchévisme – en sous-entendant une connivence entre expressionnisme et idées socialistes –, les autres intervenants visent plutôt à exalter l’architecture en tant qu’expression artistique et sont persuadés que seul l’individualisme de l’artiste permettra la recherche de l’esprit du temps et la rupture avec l’académisme éclectique4.

Attaquant les positions des intransigeants, Sigfried Giedion publie un rapport enthousiaste sur le Bauhaus, après avoir visité l’exposition qui a lieu à Weimar durant l’été 19235. Giedion déplore l’absence de réalisations suisses dans la section consacrée par Walter Gropius à l’architecture moderne internationale et accuse les maîtres d’ouvrage helvétiques d’être réfractaires à tout tentative d’émancipation.

En parallèle à la campagne d’échange d’opinions sur l’art et l’architecture moderne menée par Das Werk, la Schweizerische Bauzeitung publie quatre articles sur la nouvelle architecture des Pays-Bas qui sont rédigés par Mart Stam et traduits par Hans Schmidt, un élève de Karl Moser6. Selon Stam, les jeunes architectes hollandais ne croient à aucune loi absolue héritée du passé mais visent plutôt à des nouvelles réalisations issues de l’esprit du temps présent. Leur génération se serait formée sur les traces de Hendrik Petrus Berlage pour se partager, ensuite, en deux groupes: le premier basé à La Haye exaltant un fonctionnalisme orthodoxe, l’autre actif à Amsterdam plus disposé à développer des formes organiques. 

L’année 1923 se termine avec une conférence très controversée donnée à Zurich par Peter Behrens. Ce dernier vante l’expressionisme allemand, la nouvelle architecture hollandaise et le constructivisme russe. Il provoque une réaction critique du quotidien conservateur Neue Zürcher Zeitung qui est ensuite relayée par la Schweizerische Bauzeitung.

Au début de 1924, malgré les réactions conservatrices, la position intransigeante de Hässig et de ses camarades apparaît affaiblie par l’éclosion de plusieurs opinions différentes. Hässig lui-même est obligé de l’admettre lorsque il écrit : « La discussion sur les pages de Das Werk n’a pas abouti aux résultats espérés .» Il tente toutefois une dernière riposte en évoquant des raisons de climat qui rendraient l’architecture moderne hollandaise et allemande inadaptée au territoire helvétique, un argument qui avait été utilisé peu avant par Edwin Wipf dans un commentaire critique des articles de Stam7

Une intelligentsia engagée pour la cause d’une architecture moderne en Suisse est donc en train de se former. Même si les réalisations architecturales sont plutôt limitées dans un premier temps, cette intelligentsia sera à l’origine d’événements culturels importants et d’envergure internationale, notamment la création de la revue d’avant-garde ABC Beiträge zum Bauen en 1924 à Bâle et la fondation des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne en 1928 au château de La Sarraz. ABC voit le jour grâce à l’initiative de l’artiste russe Lazar Lissitzky et des architectes Stam et Schmidt. Hannes Meyer y collaborera plus tard et sera rédacteur d’un numéro entièrement consacré à des artistes de l’avant-garde. ABC divulgue en Suisse les principes d’une approche globale du projet urbain, de la division des fonctions, de l’industrialisation de la construction, de la préfabrication et de la mécanisation de la production, jusqu’à évoquer une « dictature de la machine ».8 L’arrêt d’ABC après neuf livraisons coïncide, de fait, avec le début des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne, qui accueillent et élaborent ultérieurement plusieurs des principes énoncés et défendus par la revue.

Dans le cadre helvétique, le premier Congrès peut être considéré comme l’accomplissement du procès d’émancipation culturelle à l’origine de réalisations architecturales modernes qui verront le jour durant les années 1930. Puisque ce procès évolue sur le terrain théorique plutôt que sur celui de la construction concrète, la communication sur papier des principes, des idées et des images apparaît plus que jamais importante. En Suisse romande, les architectes Henri-Robert Von der Mühll et Alberto Sartoris soutiennent la cause de l’architecture moderne et entretiennent des relations privilégiées avec ses principaux représentants. C’est grâce aux documents collectés par ces deux architectes qu’il est possible de présenter aujourd’hui des témoignages de la formation d’une culture suisse de l’architecture moderne, au sein de l’exposition Le principe Co-op – Hannes Meyer et le concept de design collectif.

A travers des documents originaux et des photographies d’époque, l’îlot intitulé « Traces du Bauhaus aux Archives de la construction moderne » met en valeur les relations entre le milieu culturel lausannois et le Bauhaus durant les années 1920 et renforce ainsi la raison d’être de cette exposition à Lausanne, au forum d’architecture comme à l’EPFL.


Notes

1. Voir Richard Bühler, « Eine schweizerische Entgegnung », in Das Werk, X, n° 10, 1923, pp. 259-260.

2. La Fédération des architectes suisses (FAS) avait été fondée en 1908 dans le but de donner naissance à une nouvelle tradition artistique et architecturale de caractère national. A ce propos voir Casimir Hermann Baer, « Zur Einführung », in Die schweizerische Baukunst, I, n° 1, 1909, pp. 1-2.

3. Voir Alfred Hässig, « Moderne Strömungen in unserer Baukunst », in Das Werk, X, n° 7, 1923, p. 184.

4. Voir Max Müller, « Moderne Strömungen in unserer Baukunst. II », in Das Werk, X, n° 8, 1923, pp. 209–210 ; Otto Zolliger, “Moderne Strömungen in unserer Baukunst. III », in Das Werk, X, n° 9, 1923, pp. 235-236; Paul Camenisch, « Moderne Strömungen in unserer Baukunst. VI”, in Das Werk, X, n° 10, 1923, pp. 261–262; Frédéric Gilliard, “Moderne Strömungen in unserer Baukunst. V”, in Das Werk, X, n° 11, 1923, p. 287.

5. Voir Sigfried Giedion, « Bauhaus und Bauhauswoche zu Weimar », in Das Werk, X, n° 9, 1923, pp. 232-234.

6. Voir Mart Stam, «Holland und die Baukunst unserer Zeit, in Schweizerische Bauzeitung, LXXXII, n° 15, 1923, pp. 185-188, n° 18, 225-226, n° 19, pp. 241-242, n° 21, pp. 268-272 Karl Moser avait déjà publié un article sur l’architecture hollandaise, voir Karl Moser, « Neue holländische Architektur : Bauten von V. M. Dudok, Hilversum, in Das Werk, IX, n° 11, 1922, pp. 205-214.

7. Voir Alfred Hässig, « Moderne Strömungen in unserer Baukunst. VI », in Das Werk, XI, n° 1, 1924, pp. 26-27 ; Edwin Wimpf, « Holland und die BHaukunst unserer Zeit », in Schweizerische Bauzietung, vol. LXXXII, n° 24, 1923, pp. 317-318.

8. Voir, Hans Schmit, Mart Stam, « ABC fördert die Diktatur der Maschine », in ABC Beiträge zum Bauen, II série, n° 4, 1927–1928, pp. 1-2.

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