Entre le soleil et la lune, un nouveau conte d’architecture à Arc en rêve
Studio Mumbai, atelier indien d'architecture qui s'intéresse aux ressources et savoir-faire locaux, expose à Bordeaux
On adhère avec plaisir à l’histoire racontée par Studio Mumbai. Elle fait partie de ces nouveaux récits d’architecture qui s’intéressent aux ressources locales et aux savoir-faire ancestraux. Une architecture à échelle humaine, qui veut comprendre l’écosystème existant et cherche son inspiration dans l’artisanat et la réalité quotidienne. Une histoire qui s’intéresse au processus de fabrication de l’architecture.
Bijoy Jain, architecte fondateur du bureau indien, constate que nous sommes engagés dans un constant mouvement de cut and fill. Nous détruisons, pour reconstruire. Studio Mumbai observe attentivement les gestes de l’ouvrier, les détails pratiques, l’environnement bâti, curieux de tout ce qui se construit hors du monde de l’architecture. Les collaborateurs du bureau créent une sorte d’encyclopédie personnelle et intuitive, très instructive, qui stimule l’imagination. Elle est faite d’impressions sur l’ingénieux système D indien, comme par exemple l’utilisation du corps humain pour mesurer les dimensions d’un site de construction, ou la construction économe et thermiquement efficace d’un mur de brique en rat-trap bond, technique popularisée dans les années 1970 par l’architecte indo-britannique Laurie Baker.
Le titre de l’exposition à Arc en rêve, Between the Sun and the Moon, suggère une dualité entre deux temps. Il y le « temps de Greenwich », le temps réglementé, régulier. C’est le temps du Soleil. Puis il y a le temps de la Lune, un autre rythme plus intermittent, adapté à l’Inde qui suit le cycle des moussons. Un peu à la manière d’une réponse indienne, qui s’exprime par un hochement de tête entre le oui et le non, l’œuvre de Studio Mumbai se situe entre une architecture « importée », héritage du modernisme et de la colonisation, et une architecture moins planifiée mais peut-être plus empirique issue de la construction vernaculaire. Bijoy Jain apprécie cette ambiguïté. Sans nostalgie pour la tradition ou pour l’architecture historique, il cherche à éviter une polarisation entre le passé, la tradition et le présent. Refusant de choisir un camp, il combine les deux, plaçant l’humain naturellement entre le Soleil et la Lune.
Cette position lui permet de tirer parti d’une force collective et inclusive. S’il faut décider par exemple de la forme d’un pavement, l’architecte ne prendra pas de décision sur l’espacement entre les briques au sol, car celui-ci dépendra non pas d’une mesure prédéterminée, mais des compétences de l’ouvrier qui posera les briques. L’indétermination paie. Cette répartition des rôles, plus rapide et plus économique, permet de développer et d’exploiter les compétences et les connaissances de tous les protagonistes de la construction.
Le monde de l’architecture découvrait Studio Mumbai en 2010 dans l’exposition Work Place à la biennale d’architecture de Venise, reprise une année plus tard à Archizoom à Lausanne. Le bureau indien avait recréé dans une salle d’exposition l’atmosphère de son atelier près de Mumbai et nous transportait au cœur de la création architecturale. N’étaient exposés que des outils de travail, des matériaux, prototypes, maquettes, échantillons. Studio Mumbai exemplifiait le lien étroit, subtil et permanent qui existe entre la conception architecturale et la fabrication.
Dans le bel espace d’Arc en rêve, cette nouvelle exposition reprend et poursuit le concept de l’installation vénitienne, avec une composante plus didactique. Monographique, l’exposition présente toutes les réalisations du bureau depuis sa création en 2005. Faisant également écho à l’atelier d’Alibag en Inde, elle met en scène le lieu d’élaboration des projets, en alignant les thèmes en quatre séquences : les références, sélections de livres sur et par Studio Mumbai ; les matériaux et les échantillons sur étagère ; les prototypes et les expérimentations à même le sol ; et une longue table présentant dix projets d’architecture.
L’ordonnance très rectiligne en sections thématiques et la présence de nombreux écrans vidéo informent exhaustivement, mais nous éloigne malheureusement de l’ambiance d’atelier. Pourtant, la magie de Studio Mumbai opère : en offrant au visiteur un accès direct à l’œuvre, on perçoit et on comprend les objets exposés de manière sensorielle. Le langage universel de l’artisan prôné par Studio Mumbai est limpide.
En fin de parcours scénographique, une installation en fils électroluminescents, plongée dans le noir, évoque des scènes urbaines nocturnes de Mumbai.
Lorsque l’on découvrait Studio Mumbai il y a cinq ans, le bureau avait construit une série de maisons individuelles. Les œuvres plus récentes présentées dans cette exposition se rapportent toutes à l’architecture, mais elles sont d’un autre ordre. Expérimentations formelles ou artistiques, elles sont investigatrices et font davantage appel à l’imaginaire. On glisse même parfois dans une fascination excessive du pittoresque, avec l’exposition par exemple d’une étrange structure issue de la culture indienne, montrée ici comme une sorte de ready-made architectural.
Alors que son discours est étroitement lié à la construction, on s’étonne de voir Bijoy Jain en rester là. Serait-il pris au piège de sa propre narration, qui aurait touché les limites d’une compromission avec le réel ? L’ambiguïté dont il se prévaut est-elle aussi une hésitation entre mythe et réalité ?
Between the Sun and the Moon l’entre-deux évoque une phase de respiration du bureau. Studio Mumbai s’apprête à construire hors de l’Inde, et à ouvrir une antenne au Japon. Sa pratique, si intimement ancrée dans une tradition indienne, semble hésiter avant de se confronter à d’autres exigences.
Avec cette exposition, Arc en rêve présente les nouvelles façons d’aborder l’architecture. Dans cette ligne de projets, l’espace d’exposition bordelais a déjà montré l’œuvre de Shigeru Ban, qui s’est fait connaître pour ses constructions à base de carton destinées aux habitations temporaires pour réfugiés, et Francis Kéré, qui a construit notamment une école sans béton, avec des briques en terre locale, au Burkina Faso. Arc en rêve aurait pu ajouter à cette série des architectes comme Alejandro Aravena, qui construit le gros œuvre pour du logement social en laissant l’utilisateur terminer sa maison, ou Wang Shu, qui utilise des briques de récupération et des anciennes techniques de construction pour bâtir un musée. Apparemment pragmatiques, ces architectes sont sensibles au lieu et à une logique de construction plus juste. Ils veulent répondre aux besoins des usagers et utiliser les matériaux à disposition.
Mais si ces architectures nous séduisent elles ont toutes été largement primées elles restent relativement exceptionnelles. Sitôt qu’elles se font connaître, ces belles histoires se renferment un peu dans les magazines, les livres et les salles d’exposition, laissant une empreinte anecdotique sur le terrain.
Cette première exposition monographique de Studio Mumbai arrive peut-être au moment où l’atelier d’architecture, 10 ans après sa création, consolide et élargit son récit. Nous osons espérer qu’il restera dans la course du soleil et de la lune, instaurant un réel changement de paradigme en architecture.
Studio Mumbai: Between the Sun and the Moon
Jusqu’au 31 mai 2015
Arc en rêve, centre d’architecture, Bordeaux
www.arcenreve.com