Dé­cor codé

Si le cinéma a monté la ville comme décor, le jeu vidéo et les applications numériques rendent ce dernier interactif, témoignant ainsi des transformations à l’œuvre dans l’espace urbain.

Date de publication
12-12-2012
Revision
19-08-2015

NetWars CyberCity se situe dans le New Jersey. C’est une ville munie d’un système de transport ferroviaire, d’une centrale électrique, d’un hôpital, d’un château d’eau, d’un café Internet et, bien sûr, d’une banque. Tous ces bâtiments occupent une surface de près de 4,5 m2, mais leurs systèmes informatiques sont ceux du monde réel1. Malgré son échelle réduite remarquable, la raison d’être de cette maquette n’est pas de servir de décor à un film hollywoodien portant sur l’exiguïté des métropoles et l’omnipotence des réseaux. Elle a été construite par le Sans Institute2 pour accueillir, dès décembre 2012, des cyber-guerriers du gouvernement américain afin de leur offrir une formation de haut niveau dans un environnement aussi réaliste que possible : « Les cyber-guerriers s’entraînent à se défendre contre des attaques en ligne tout en apprenant comment sécuriser l’infrastructure vitale d’une ville. »3
Une telle mobilisation ne devrait pas trop surprendre puisque, en juin dernier, l’ONU a vivement recommandé la coopération pacifique entre ses pays-membres face à la forte probabilité d’une cyber-guerre4. Cette dernière a ainsi quitté l’univers dystopique des romans de science-fiction et l’intrigue souvent exagérée des jeux vidéo pour devenir une menace terre à terre aussi grande et palpable que le nucléaire. Car, comme le souligne le directeur du Sans Institute Eric Bassel : « Quand on perd le contrôle du cyberespace, on perd le contrôle du monde physique. »5
L’annonce toute récente dans la presse de l’existence de cette mini-ville hors pair permet de prendre la mesure du partage actuel entre le monde dit réel ou physique et le monde virtuel. Les deux semblent de plus en plus poreux, interchangeables, complémentaires et indémêlables. Plusieurs changements sont advenus en effet depuis le premier simulateur numérique de vol, Whirlwind (MIT, 1946-1959), un ordinateur capable d’afficher des données en temps réel à travers un terminal vidéo. Si, pour offrir aux apprentis pilotes des vues préenregistrées simulant notamment l’atterrissage et le décollage, il devait occuper une surface d’environ 100 m2 sur deux étages, les systèmes qui permettent de pratiquer la simulation de villes entières en tant que réseaux tiennent aujourd’hui dans une boîte de 18 cm de longueur sur 48 cm d’épaisseur et sont capables de répliquer les échanges entre 2 millions d’utilisateurs interconnectés par ordinateur. En reliant plusieurs boîtes, on peut arriver à simuler jusqu’à 90 millions d’utilisateurs6.

Couches et superpositions 

Voilà pourquoi comprendre le décor selon un paradigme uniquement cinématographique, théâtral ou télévisuel comme nous le suggère encore le Grand Robert ne correspond plus à la réalité environnante : le décor y est défini comme « la représentation ou l’évocation du lieu où se passe l’action (télévision, théâtre, cinéma) »7. Il s’agirait donc d’un entourage inerte et discret qui inclut l’inanimé, le superflu, le secondaire. Est-ce là pourtant une définition toujours valide ?
A l’ère de l’interconnexion mondiale, l’espace urbain est perforé de motifs informationnels, de plusieurs couches de données qui se superposent et lui donnent une densité inédite. Ce qui aurait pu être perçu comme un décor passif est désormais un ensemble infini de points actifs, c’est-à-dire joignables, à partir desquels et vers lesquels on peut envoyer de l’information. Le monde environnant est un espace de données que l’on peut soit extraire, soit augmenter.
Ce changement est lié à l’utilisation de plus en plus massive de l’ordinateur et des technologies de la communication, qui débute notamment avec les ordinateurs personnels du début des années 1980 et englobe actuellement des technologies réticulaires comme Internet, le RFID8 et le GPS aussi bien que des appareils comme les smartphones, les consoles de jeu, les tablettes, les applications et toutes les possibilités d’émission, de réception et de partage d’information qui les accompagnent.
Loin d’être marginaux, les effets de ces technologies influent sur la manière dont on perçoit et comprend l’environnement, ainsi que sur la manière dont on se perçoit et se comprend soi-même. 
Pour considérer la question du décor aujourd’hui, il faut donc d’abord s’écarter d’une définition purement cinématographique, télévisuelle et théâtrale. Car dans ces trois cas qui ont dominé la culture visuelle du 20e siècle, par le mot décor on entend notamment un environnement résolument inactif, purement suggestif et, bien évidemment, absolument secondaire par rapport à l’action qui s’y déroule. Une telle considération peine à prendre en compte les fusions et les mélanges qui sont en train d’avoir lieu sur plusieurs fronts entre l’espace tangible et l’espace virtuel. De quoi s’agit-il ?

Outils invisibles

Mark Weiser, un scientifique du Palo Alto Research Center a avancé, dès la fin des années 1980, que le meilleur outil possible était l’outil invisible ; un outil qui, à l’opposé des ordinateurs personnels qui commençaient à peupler alors foyers et bureaux, serait calme et discret. Une bonne vingtaine d’années plus tard, dans un monde où l’informatique se limite de moins en moins à la boîte noire qu’est l’ordinateur et à son écran luminescent, un bon outil peut ne plus occuper le centre de notre attention : il fait en effet partie du contexte, autrement dit, du décor. C’est l’informatique ubiquitaire qui, grâce à un nouveau protocole de connexion inter-mondiale (IPv610), permet de relier graduellement tous les objets : un arrêt de bus aussi bien qu’un aspirateur, un aquarium domestique aussi bien que la vitrine d’un magasin.
Ainsi, l’espace commence à ressembler de plus en plus aux parois interactives de certains jeux vidéo et de moins en moins aux « défense d’afficher » des murs des capitales occidentales. Comme le remarque l’historien de l’art Paul Sztulman, les jeux vidéo « proposent de suivre une histoire en explorant le milieu de fiction où elle se déploie. De là l’importance du décor. Souvent considéré comme toile de fond qui situe et limite l’action, il peut aussi s’intégrer à elle, si ce n’est la définir »11. Tout comme les cyber-villes du gouvernement américain, ces mondes ludiques basés sur des algorithmes et des pixels peuvent peut-être aider à mieux comprendre les modifications en cours dans l’espace urbain. Il y est question justement d’une nouvelle appréciation et d’une nouvelle fonction de ce que l’on entend par « décor ». Dans Watch Dogs, les réseaux urbains deviennent aussi visibles et malléables que les otages humains. Dans une ville qui se veut le sosie de Chicago, ce qu’on perçoit initialement comme décor inerte s’anime et participe à l’action tel un personnage armé manipulé à distance par l’avatar, qui bidouille à travers son indispensable smartphone les divers réseaux et informations qui font que la ville fonctionne12

Outils tangibles 

En tant que tel, le jeu vidéo ne constitue que le plus vieux des cas actuels où l’espace en ligne et l’espace hors ligne – si on tient toujours à la distinction – se greffent de manière inédite et significative. Diverses applications téléchargeables sur ordinateur, smartphone ou tablette, telles que QRcode ou Datamatrix (pour le décodage et la lecture des code-barres sur des affiches et des produits), Street View ou FieldTrip de Google (pour la lecture des couches de données superposées dans la ville) ou encore Type-n-View (pour l’écriture, permettant de taper sur un clavier transparent qui transmet l’image de l’espace environnant), sont autant d’interfaces visuelles récentes qui connectent les passant-e-s à l’espace urbain de manière entièrement nouvelle.
Des applications plus spécialement architecturales voient également le jour. Urbasee Future permet aux architectes de superposer la visualisation d’un modèle 3D à échelle 1:1 in situ ainsi que de le manipuler en temps réel13. SightSpace 3D est une application de réalité augmentée où l’on peut interagir avec ses dessins et modèles de façon géo-localisée14. Morpholio Trace privilégie, quant à lui, la création de documents complexes où plusieurs couches d’information coexistent et peuvent être visualisées, partagées ou commentées à distance par plusieurs utilisateurs15.
De l’autre côté, ce sont des interfaces physiques, comme Google Glass, qui viennent agir comme des prothèses (en l’occurrence une paire de lunettes) entre le corps humain et l’espace environnant, permettant de visualiser la ville de manière augmentée : à la vision humaine s’ajoutent des informations par superposition fournissant des repères et des précisions invisibles à l’œil nu.
Tout cela laisse entrevoir un espace urbain/domestique où tout est connecté à tout, mais dans lequel aucun idéalisme social ne semble être à l’œuvre. Dans ce qu’on a appelé « l’Internet des choses »16, les objets, les murs, les appareils et les fenêtres deviennent des surfaces d’information, de dialogue et de contrôle implacablement liées entre elles. Au sein de cet environnement, qui cesse d’être passif pour accompagner et guetter, assister et suivre, les êtres humains et leurs compagnons divers, plusieurs des pires craintes et des meilleurs espoirs de l’espèce humaine semblent se réaliser en même temps. Sécurité et surveillance, dialogue et solitude, connexion et isolation.
Face à cette réalité trouble, il est peut-être grand temps de retrouver l’humour perspicace de Cedric Price en posant à nouveau sa célèbre question : « La technologie, c’est la réponse. Mais quelle était déjà la question ? »17 
Si l’on veut chercher la question parmi ses nombreux projets à lui, plus souvent restés actifs dans la tête de ceux qui les connaissent que réalisés sur site, il semblerait que c’est encore aujourd’hui : comment l’architecture (qu’il tâchait à repenser à partir de l’arrivée du silicon chip et du computer) peut devenir une extension pour l’émancipation, les désirs et les besoins des utilisateurs (comme il aimait à appeler les habitants ou plutôt les habitués de ses divers bâtiments et expérimentations) ? 
Le projet de Potteries Thinkbelt, que Price étudia entre 1964 et 1968, proposait de réutiliser une ancienne zone industrielle de Staffordshire, qui comprenait des voies ferrées, des canaux, des usines de poterie et des entrepôts, abandonnée suite à la Seconde Guerre mondiale. Selon l’idée de Price, ce dense réseau existant serait l’emplacement idéal pour une grande Université technique, qui réinvestirait l’infrastructure et régénérerait l’économie et l’activité locale de manière insolite. Il y aurait par exemple des bibliothèques ambulantes dans les wagons des trains qui relieraient les divers points où s’activeraient les étudiants et se tiendraient des classes sans lieu fixe. A une époque où l’Angleterre s’attachait obstinément à l’ancien modèle purement théorique de la connaissance, Price imaginait à la fois un projet architectural et un cursus universitaire réticulaires, en complicité directe avec les transformations en cours dans la société. Potteries Thinkbelt serait donc une « région de pensée » matérialisant la fusion entre université, laboratoire et usine, c’est-à-dire entre apprentissage, expérimentation et pratique. 
Si Cybercity NetWars est un espace dernier cri d’apprentissage cyber-guerrier, l’Université technique que Price imaginait mobile et mobilisante donne à voir de façon vertigineuse la fourchette de possibilités très diverses dont on dispose pour la protection des données et des inconnues de la citoyenneté future.

Madeleine Aktypi est théoricienne des médias. Ses travaux de recherche portent sur les « nouvelles » aussi bien que les « anciennes » technologies ; sur la science-fiction aussi bien que sur l’art. Elle a par ailleurs effectué des traductions de textes théoriques, allant de Jacques Derrida à Allan Sekula.  De 2010 à 2012, elle a co-dirigé le groupe de recherche Datadata de l’Ecole Nationale Supérieure des beaux-arts de Lyon et a été notamment la rédactrice en chef de la revue datadata (http://datadataensbalyon.fr/archives/datadatarevue.html). Elle vient d’organiser un colloque international intitulé « Formes et processus des pratiques artistiques dans la culture numérique », en collaboration avec l’Ecole Supérieure des beaux-arts de Montpellier, et est co-commissaire de l’exposition en ligne Projet Octopus (pratiquesetnumerique.org). Elle est également enseignante à l’Ecole de Recherche Graphique à Bruxelles et conférencière au Centre Pompidou à Paris.

 

 

Notes

1. « US military train in cyber-city to prepare hack defence », <www.bbc.co.uk/news/technology-20525545>, édition du 28 novembre 2012
2. Il s’agit d’un institut de recherche et d’éducation spécialisé dans le domaine de la sécurité de l’information, qui forme un grand nombre de militaires et d’employés d’état ou privés. <www.sans.org>
3. « SANS Launches NetWars CyberCity to Train Cyber Warriors for Defense », <www.sans.org/press/netwars-cybercity.php>, 27 novembre 2012
4. « UN urges co-operation to prevent global cyberwar », <www.bbc.co.uk/news/technology-18351995>, édition du 7 juin 2012
5. Op. cit., « SANS Launches NetWars CyberCity... »
6. Robert O’Harrow Jr., « CyberCity allows government hackers to train for attacks », <www.washingtonpost.com>, édition du 27 novembre 2012
7. Le Grand Robert de la Langue Française, version électronique, deuxième édition dirigée par Alain Rey du dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert, version 2.1, 2008
8. La radio-identification, couramment désignée comme RFID (pour Radio-Frequency IDentification), est un dispositif technique capable de mémoriser et de récupérer des données à distance par le biais de marqueurs appelés « RFID tags ».
9. Dans le cinéma fantastique notamment, qui se concentre sur les objets et leurs possibles et effrayantes capacités d’animation, les exemples contraires ne manquent pas. On se référera par exemple à Dark City de 1998, où une ville entière s’avère être un décor qui s’anime et se transforme de manière spectaculaire. Mais ces exceptions ne font que renforcer la règle - qui dépasse dans la culture occidentale le genre cinématographique - d’un certain mépris face au décor et à l’inanimé afin de privilégier l’animé et notamment l’humain.
10. L’IPv6 est le prochain Protocole Internet apportant l’évolution nécessaire vers les réseaux sans fil, la mobilité et l’accessibilité quasi permanente des terminaux.
11. Paul Sztulman, « Décor, mon beau souci », à paraître in artpress 2, numéro spécial « Jeux vidéo » sous la direction de Dork Zabunyan, n° 28 (février-mars-avril 2013).
12. Pour de plus amples informations sur le jeu annoncé pour 2013, voir <fr.wikipedia.org/wiki/Watch_Dogs>
13. <www.urbasee.com/content>
14. <http://limitlesscomputing.com/sightspace>
15. <http://mymorpholio.com/site.php>
16. Cf. Rob van Kranenburg, The Internet of Things – A Critique of Ambient Technology and the all-seeing Network of RFID, Network Notebooks, 2008, téléchargeable sur <http://networkcultures.org> et aussi Bruno Latour, Peter Weibel (dir.), Making Things Public, Atmospheres of Democracy, ZKM, MIT Press, 2005
17. Cedric Price, « Technology is the Answer but what was the Question ? » tape/slide presentation, Pidgeon Audiovisual, PAV 798, 1979

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