Cons­truc­tion hors-site: la salle de bain pré­fa­bri­quée

Les entreprises générales ou totales, qui cherchent à optimiser les processus de construction, ont toutes recours un jour ou l’autre à la salle de bain préfabriquée. Impossible cependant de récolter la plus petite information auprès d’elles sur le sujet. Faut-il comprendre que la pratique ne cadre pas entièrement avec les valeurs véhiculées?

Date de publication
22-03-2022

Mais pourquoi tant de gêne et d’embarras? La salle de bain préfabriquée a rejoint en 2006 la collection du Centre Georges Pompidou, une reconnaissance due aux talents de Charlotte Perriand. Entre 1967 et 1989, l’ancienne collaboratrice de Le Corbusier s’est vouée corps et âme à la construction de la station des Arcs, en Haute-Savoie, une opération immobilière destinée aux loisirs de masse à la montagne. Elle y proposa une solution innovante pour des logements de vacances aux dimensions minimales: des salles de bain préfabriquées, moulées dans un polyester armé de fibres de verre, une solution habituellement employée pour la construction navale. Son constat était simple: un grand nombre de corps d’état du bâtiment interviennent dans l’espace restreint de la salle de bains et «se marchent sur les pieds», sans toujours offrir la qualité finale requise.

Charlotte Perriand s’inspire des chantiers navals

Pour y remédier, des salles de bain fabriquées en usine – développées selon des standards de construction navale plus stricts que les normes terrestres – ont été livrées entièrement finies sur le chantier. Au fur et à mesure que les dalles étaient coulées, les salles de bain étaient soulevées par des grues, puis posées et raccordées (électricité, ventilation, sanitaire) sur place. L’avancement était de sept unités par semaine. Les entreprises locales, écartées de ce chantier, tentèrent de s’y opposer. Deux ans plus tard, une variante fut d’ailleurs exigée par l’un des investisseurs. C’est ainsi que Charlotte Perriand conçut des salles de bain prémontées sur supports métalliques, à même d’être fabriquées localement par les artisans. Mais c’était pour elle une régression qui s’avéra techniquement et financièrement dangereuse, car la qualité des prestations et la livraison dans les temps n’était plus assurées1.

La salle de bain préfabriquée: un marché en forte expansion

Près de cinquante ans plus tard, qu’est devenue cette solution jugée très audacieuse? Selon Valuates Reports2, la construction hors-site de salles de bain en Europe est un marché à 0,7 milliard USD (en 2020) avec d’excellentes perspectives qui n’ont pas été freinées (bien au contraire) par l’apparition d’un certain virus. Selon leurs prédictions, il pourrait atteindre 1,31 milliard en 2027, soit un quasi-doublement en sept ans seulement. Quels sont les paramètres qui mènent à tant d’optimisme? Selon Valuates Reports toujours, cela s’explique par une standardisation imposée, une forte pression sur les délais de chantier, des surfaces à bâtir plus restreintes aujourd’hui qu’hier et, enfin, une pénurie annoncée de main-d’œuvre qualifiée (avec le départ à la retraite de la génération des baby-boomers). Les principaux atouts de la construction hors-site sont donc des coûts sous contrôle grâce à une qualité certifiée d’usine, mais surtout, et c’est certainement ce qui intéresse le plus les entreprises générales, un temps de travail sur site nettement plus court que pour une solution conventionnelle et donc, par effet ricochet, moins d’imprévus et d’erreurs à gérer sur le chantier.

Construction lourde ou légère

Deux types principaux de salles de bains préfabriquées équipent en Suisse romande hôtels, logements d’étudiants, établissements médico-sociaux, hôpitaux et prisons. Le premier est réalisé grâce à des parois en béton préfabriquées. Le second propose des panneaux en plâtre fibré montés sur châssis métalliques. Si la solution béton est plus lourde à la manutention, elle est meilleure acoustiquement. De plus, des parois lourdes peuvent servir à l’occasion de fonds de coffrage. Les unités de salle de bain, finies et emballées, sont soulevées par grue durant le gros œuvre, ou par élévateur depuis l’extérieur des façades une fois la structure achevée.

Le montage des salles de bain se déroule hors-site, dans une halle chauffée, le travail adoptant la logique d’une ligne de production industrielle, avec pour corolaire une intervention des différents corps de métier plus rapide et plus sûre. Ainsi, la fabrication en usine générerait moins de déchets. En théorie, c’est convaincant. La réalité est moins idyllique. Les grands acteurs européens de salles de bain préfabriquées ont parfois démontré une lourde méconnaissance des normes suisses, plus sévères que celles qu’ils appliquent. De plus, en équipant les modules de leurs propres fournitures, la réparation d’une pièce, un WC par exemple, qui ne correspond pas aux standards suisses, devient vite complexe par la suite.

500 000 km à parcourir pour livrer les salles de bain

Parmi les grands chantiers planifiés qui recevront des salles de bain préfabriquées, citons Quais Vernets, à Genève. La solution ayant été proposée par l’entreprise générale après adjudication, les architectes ont dû adapter leurs avant-projets à cette nouvelle contrainte, afin de limiter le nombre de typologies tout en plaçant les gaines et les raccordements aux endroits imposés. Présenter des étages répétés était de ce point de vue un atout. Les salles de bain ont été commandées à Almeiria3 (E), et seront vraisemblablement acheminées par camion sur une distance de 1580 km (aller simple). En imaginant placer cinq unités par véhicule, cela devrait mobiliser 320 camions pour un total de 500 000 km (aller simple). Concernant le bilan carbone4 de l’opération, ces trajets devraient rejeter quelque 175 tonnes d’équivalent CO2 dans l’atmosphère (comptant toujours un aller simple, d’après les méthodes de calcul en vigueur). Quant au bilan d’énergie grise, une donnée exigée pour l’obtention du label Minergie ECO, aucune incidence n’est à signaler: le transport du fournisseur au chantier n’étant tout simplement pas pris en compte. À la bonne heure!

Des délais de chantier raccourcis grâce à une fabrication hors-site

Les usines de salle de bain préfabriquées s’implantent en toute logique dans les régions où la main d’œuvre est la moins chère. Pour l’instant, le marché européen qui se développe à grande vitesse se partage entre une dizaine d’acteurs majeurs. Or, les ouvriers en usines effectuent des tâches répétitives et n’ont souvent qu’une compréhension partielle du travail qu’ils accomplissent. Ont-ils les qualifications des installateurs sanitaires, électriciens et autres carreleurs croisés sur les chantiers en Suisse romande? Assurément pas, sinon le modèle économique ne pourrait s’imposer.

Que faut-il donc comprendre? Que nous sommes aujourd’hui en train d’assécher lentement mais sûrement les compétences et le savoir d’un microcosme d’acteurs locaux au profit d’unités de production extraterritoriales5, dont les capacités annuelles de production se chiffrent en dizaines de milliers d’unités. La salle de bain se conçoit désormais avec la même logique que n’importe quel bien de consommation, à l’image de l’usine Moulinex / SEB à Fresnay-sur-Sarthe, qui proposait des bouilloires et des cafetières avant sa reconversion en fabrique de salles de bain par le groupe Eiffage en 2009.

Révolution urbaine

Si aucune prise de conscience n’émerge chez ceux qui souhaitent construire toujours plus vite et moins cher, – nous ne parlons pas ici des entreprises générales qui ne font que fournir les prestations demandées, mais bien des donneurs d’ordre, ceux qui représentent les intérêts de la société tout entière – l’acte de construire pourrait se transformer progressivement en un processus réalisé hors-site par une poignée d’acteurs pour qui les kilomètres parcourus n’ont aucune conséquence. Ce qui est déjà en partie vrai pour les salles de bain pourrait l’être plus généralement pour la construction modulaire. Et si la densification vers l’intérieur des villes menait à l’obsolescence d’un urbanisme dépassé face aux transformations rapides qui s’opéreront ces prochaines années? Dans ce contexte incertain, la construction hors-site, proposant des structures neutres et des bâtiments flexibles, serait en mesure d’accueillir n’importe quel programme tout en répondant facilement aux évolutions d’usage. Emmanuel François, président de la Smart Building Alliance souhaite d’ailleurs repenser la ville et l’aménagement du territoire à un horizon de temps court, cette solution étant à ses yeux plus durable que le modèle actuel. Dès lors, la construction hors-site serait promise à un bel avenir.

Notes

 

1 Jacques Barsac, Charlotte Perriand, œuvre complète volume 4, 1968-1999, éditions Norma, Paris, 2019

 

2 Prefabricated Bathroom Pods Market Size, Share & Trends Analysis Report By Type, By Application, and Segment Forecasts 2021 to 2027, Valuates Reports, sur reports.valuates.com/market-reports, article du 21 septembre 2021

 

3 Hydrodiseño Global S.L a pour représentant en Suisse un cabinet d’avocats genevois, Evershed Sutherland SA.

 

4 En prenant 70 gr par tonne-kilomètre qui est le taux moyen d’émission de CO2 d’un poids lourd, et en comptabilisant 5 tonnes de marchandise transportée.

 

5 Une initiative suisse à signaler, qui tente de faire sa place: Easydock propose des salles de bains préfabriquées en bois/béton conçues par des robots.

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