Con­cours d’ar­chi­tec­ture: com­ment la po­si­tion in­fluence la pra­tique

Analyse

Dans son travail de mémoire, Martin Peikert postule que les pratiques de l’architecte sont construites par son réseau socio-matériel et par la place qu’il occupe au sein de la profession. Conséquence? La croyance selon laquelle seule l’idée prime au sein du concours ne serait qu’un leurre. Analyse chiffres à l’appui de la situation en Suisse romande.

Date de publication
21-02-2024
Martin Peikert
architecte, géographe-urbaniste diplômé de l’Université de Lausanne. Il a récemment commencé un doctorat à l’EPFL en relation avec le sujet du présent article

«Durant un concours, c’est l’idée qui prime ; il n’y a pas d’egos, pas quelqu’un qui connaît quelqu’un d’autre […]. Ce qui importe, ce sont mes idées, pas qui je suis.» C’est ainsi que Pascal Deschenaux, l’un des architectes interviewés dans la vidéo qui accompagnait l’exposition Le Concours Suisse, présentait une vision relativement partagée de cette institution faisant la fierté des praticiens suisses.

Mais l’architecte est-il seul responsable de la teneur de sa pratique du projet d’architecture? L’idée d’un projet peut-elle être universellement portée par n’importe quel praticien, indépendamment de l’expérience qu’il a acquise, de son contexte, de sa position dans l’espace social du concours d’architecture ? Afin de clarifier la façon dont une position influence une pratique du projet, il est ici nécessaire d’introduire la notion de champ telle qu’envisagée par la sociologie culturelle : Bourdieu assimile le champ à un jeu composé d’agents1 qui ont pour particularité de partager un souhait commun, celui de toujours jouer davantage, indépendamment de ce qu’ils peuvent retirer de leurs participations forcenées. Ces agents ne sont pas tous égaux, certains jouissent de positions leur permettant d’atteindre ce que Bourdieu appelle la domination culturelle ; soit la capacité à discriminer les bonnes des mauvaises pratiques artistiques – à imposer leur arbitraire comme critère objectif de sélection. D’autres se voient assignés à des positions moins hégémoniques où la perspective de progression vers des positions plus dominantes est motrice pour les encourager à jouer toujours davantage – Bourdieu appelle cette croyance inconsidérée en la capacité du jeu à transcender l’existence l’illusio.

Le présent article est extrapolé d’un travail de mémoire en géographie réalisé à l’Université de Lausanne2. Il expose la manière dont les expériences au sein du monde social du concours participent à créer des approches spécifiques liées au type de bureau qui les émet. Mon postulat de base sera le suivant : les pratiques de l’architecte sont construites d’une part par le réseau socio-matériel qu’il constitue en occupant et construisant l’espace, d’autre part par la place qu’il occupe au sein de l’espace social spécifique à la profession d’architecte qu’est le champ. Par la mobilisation de ce cadre mixte emprunté aux courants sociologiques représentés par Pierre Bourdieu et Bruno Latour, j’entreprendrai spécifiquement de décrire la manière dont le concours d’architecture, dans sa forme actuelle, participe à l’émergence d’une certaine répartition des expériences en capacités de transformer les approches architecturales.

Méthode

Envisageons d’abord le concours comme un organisme, un medium dans lequel sont injectées trois ressources bien identifiées (les intrants) – du matériel, du temps et des fonds investis massivement par des acteurs variés. Considérons ensuite les ressources produites par une telle organisation. Certaines sont faciles à identifier ; d’abord le concours produit une décision, donc un lauréat, puis distribue entre projets primés des ressources économiques qui, bien que facilement quantifiables, ne sont de loin pas l’unique facteur permettant de comprendre la façon dont les réseaux du champ se constituent naturellement. Les expériences de terrain ont ainsi démontré que les ressources suivantes participent à la constitution du champ :

  • des ressources relationnelles ; créées lors des interactions humaines qui surviennent dans l’organisation d’un concours, principalement au moment des journées de délibération du jury. Au contact d’une telle expérience, certains jurés ont parlé « d’aventure humaine » propre à créer des liens particuliers entre praticiens, organisateurs et maîtres de l’ouvrage. Nous verrons plus loin comment cette ressource peut être transformée.
  • des ressources symboliques ; à travers la « planche des prix », il est communément admis par les professionnels expérimentés que le jury communique quels projets ont été utiles pour faire émerger sa décision finale. On pourra également estimer les ressources symboliques à l’aune des représentations qui sont faites des projets dans les rapports du jury. On observe en effet, très souvent, une hiérarchie de représentation entre les lauréats, les primés, les non-primés. Celle-ci fait passer un message sur l’intérêt des partis choisis par les candidats tout en affirmant la validité de certaines approches et en court-circuitant des partis trop éloignés de l’espace des possibles3 délimité par le jury.
  • des ressources expérientielles4 ; qu’un candidat peut acquérir au gré des participations heureuses et malheureuses mais qui s’appliquent également aux jurés. Ces derniers, si tant est qu’ils prennent régulièrement ce rôle, deviennent de véritables experts de la prise de décision et peuvent ainsi développer des approches architectoniques spécifiquement adaptées au milieu du concours qu’ils pratiquent.

Envisager que ces ressources, autres qu’économiques, existent et influent sur la progression d’un bureau au sein de la hiérarchie romande permet de comprendre que le concours est un moyen effectif de capter, transformer puis distribuer ou accaparer ces ressources qui serviront ensuite à se mouvoir au sein du champ – à progresser vers le centre.

Pour cette étude, j’ai considéré cinq principaux rôles correspondant à autant de modes de captation de ressource émanant du concours ; le non-primé, le nominé, le juré, le candidat en procédure restreinte et finalement le lauréat. Conformément à la notion de champ, le juré est bien considéré ici comme un participant à part entière ; son expérience au sein d’un concours lui permettra d’étayer son existence de praticien en éprouvant le processus de décision.

L’assemblage de ces rôles correspond à des stratégies différenciées de progression au sein du monde de l’architecture – certaines efficaces, d’autres structurellement précaires et incohérentes. Pour identifier ces stratégies, j’ai procédé à l’extraction et au traitement des données des concours sur sol romand de 2013 à 20235. Au total, plus de 4000 acteurs concurrents sur une durée de dix ans composent cette base de données6 ; l’acteur peut-être soit une personne indépendante, soit un bureau d’architecte.

Chaque archétype représente un type de vécu communément rencontré dans le milieu du concours suisse que j’assimile à des « assemblages d’expériences ». On peut ainsi identifier les archétypes d’acteurs suivants :

  • Prolifiques ; les bureaux qui participent une douzaine de fois par année aux procédures ouvertes pour dégager quelques victoires notables. Ils sont régulièrement invités ou sélectionnés lors de procédures restreintes. (43 observations soit 0.87 % des acteurs)
  • Éminents ; qui participent surtout à des procédures restreintes tout en affichant une fréquentation importante des jurys (trois à quatre fois par année). (64 observations soit 1.29 % des acteurs)
  • Jaggernaut ; qui cumulent les atouts des deux précédents archétypes. (6 observations soit 0.12 % des acteurs)
  • Isolés ; qui participent cinq à six fois au total avec très peu de réussite et qui n’ont ni accès aux jurys ni aux procédures restreintes. (341 observations soit 6.87 % des acteurs)
  • Multitude ; qui participent une à deux fois en tout avec très peu de réussite et qui n’ont ni accès aux jurys ni aux procédures restreintes. (2272 observations soit 45.74 % des acteurs)
  • Satellitaires ; qui fréquentent sporadiquement (une à deux fois en tout) et uniquement les jurys. (1886 observations soit 37.98 % des acteurs)
  • Extérieurs ; qui font état d’un degré de consécration important dans d’autres contextes géographiques tout en participant sporadiquement aux concours en Suisse romande dans une multiplicité de rôles valorisés. (354 observations soit 7.13 % des acteurs)

Constatons d’abord l’existence d’assemblages gagnants et d’assemblages perdants ; de toute évidence, toutes les stratégies mobilisées ne sont pas égales. Certaines permettent aux acteurs de reproduire efficacement leur force de travail, d’autres conduisent les bureaux à l’attrition. On peut ensuite relever le caractère déséquilibré du bassin d’acteurs étudié ; en effet, seuls 2.3 % des bureaux (Prolifiques, Éminents et Jaggernaut) mobilisent des assemblages dominants – où leur captation de ressources est optimale – alors que la grande majorité se rapproche d’une forme de précarité les assignant au rôle de non-primé (Isolés et Multitude, 52.6 %). Cette majorité est placée dans un rapport cyclique au concours ; chaque nouvelle participation est un recommencement à zéro et une nouvelle prise de risque à l’occasion de laquelle le bureau transforme ses ressources économiques en un projet qui servira à alimenter les débats du jury. À l’occasion de ces participations non primées, les archétypes précaires ne sont pas en mesure de faire valoir une rétribution, sous aucune forme que ce soit – relationnelle, symbolique ou économique. Le résultat concret de leur participation est une perte de trésorerie qui les rapproche toujours davantage d’une situation d’attrition. Une observation qui se voit validée par les chiffres : 70 % de la multitude et 30 % des isolés n’ont participé à aucun concours depuis 2020.

Les archétypes dominants (Prolifiques, Éminents, Jagger­naut) tendent à occuper des rôles qui les rétribuent économiquement, relationnellement, symboliquement et qui leur apportent une expérience valorisable. Il serait tout à fait fantaisiste d’imaginer un jury de 30 architectes ou une planche des prix de 20 projets, aussi méritants soient-ils. Les rôles valorisés sont donc disponibles en quantité limitées – en l’état on peut constater que la répartition de ces rôles intéressants est extrêmement inégale et concentrée sur une minuscule partie des acteurs.

Un droit d’entrée invisible vers les couches dominantes

Revenons sur nos variables principales et tentons d’expliquer leur rôle dans la constitution du paysage décrit plus haut. D’une part, il est démontré que plus les expériences en tant que non-primés sont importantes, plus le bureau étudié à de chances d’occuper des rôles valorisés. Or on peut constater qu’il existe un seuil concret, autour de six participations non primées, au-delà duquel une majorité d’acteur aura atteint son point d’attrition et rejoindra les inactifs. Concomitamment, on peut identifier qu’une moyenne de 14 procédures est nécessaire pour atteindre le statut de lauréat. On comprend ici que ce seuil fonctionne comme une sorte de droit d’entrée7 dans les couches supérieures du champ. Le tribut à payer pour accéder à ce seuil peut être coûteux pour ceux qui souhaitent y progresser, contraints d’effectuer un « sacrifice conséquent à l’Architecture » – pour reprendre la formulation de Louis Kahn. On retrouve ici une caractéristique latente d’un champ de production culturel ; à savoir la capacité des joueurs à agir de façon désintéressée en jouant toujours davantage et de façon inconsidérée, convaincus que ce sacrifice mènera à une réussite future – une quête de reconnaissance qui a été citée comme cause première des participations des représentants des Isolés en particulier.

«Le fait de ne jamais avoir eu de prix influence beaucoup ma manière de voir les choses. Plus que de ressources, je suis à la recherche de validation. Mais bientôt, je n’aurai simplement plus les moyens pour financer cette quête. […] finalement les faibles bénéfices que je fais sur une villa, je les réinjecte dans un concours, mais au bout d’un moment ce modèle ne sera tout simplement plus soutenable.» (Un Isolé)

On peut également constater que la position de juré est stratégique et qu’elle est corrélée avec une réussite particulière dans les procédures – plus on gagne, plus on est juré, plus on gagne… On peut dès lors envisager qu’il existe une forme de rétroaction entre le rôle de juré et de lauréat (voir tableau des moyennes, p. 45) ; la participation à un jury permettant :

  • de développer des relations à l’intérieur du monde du concours produisant d’autres participations en tant que juré ;
  • de tirer des informations stratégiques sur la nature de jugement et des juges eux-mêmes (autres praticiens, MO, organisateur) ;
  • de faire basculer l’espace des possibles vers une conception parente à l’approche du juré lorsqu’il est candidat.

L’ensemble de ces trois facteurs permet d’identifier les archétypes jouissant d’une haute participation aux jurys comme ceux exerçant une domination culturelle sur le champ. On constatera également que les jurés sont sélectionnés sur la base de leur réussite passée en tant que candidat8 – une sélection relevant du biais de halo9. En quoi les capacités à obtenir un prix lors d’un concours sont-elles reliées à celles de juger ? En peu de choses en réalité. La participation à un jury ne procède donc pas réellement d’un recrutement basé sur la compétence mais bien sur le mérite ; elle est à aborder sous l’angle du privilège.

Statistiquement, un projet d’architecture est bien susceptible d’être suivi par un jury s’il est issu d’un bureau d’archétype dominant. On peut dès lors envisager qu’il existe une différence de fond et de forme entre un projet issu d’un dominant et celui d’un dominé : la position dans le champ renvoie à une forme architecturale particulière. Le dominant maîtrise les codes, les stratégies, utilise les informations à sa disposition pour adapter son approche à ce qu’il sait du jury. Sa question est: «Quel projet recueillera l’aval du jury?» Le dominé n’a pas les mêmes outils à sa disposition, ses ressources expérientielles sont limitées, son contexte matériel également, même s’il peut faire des conjectures sur les préférences d’un jury, la question qui régit son approche est moins centrée sur ce qu’il pense savoir des autres : «Quel projet est le meilleur selon mon expérience limitée?»10 

Dès lors, le postulat suggérant que les idées, les partis architecturaux priment sur les personnes s’avère en partie erroné ; il existe bien des signes, répondant à un vocabulaire spécifique qui permet aux acteurs dominants de se reconnaître et de reproduire cette organisation de distribution qui les avantage collectivement. Cette reproduction se fait tacitement, elle est peu conscientisée chez les dominants comme chez les dominés.

Le statut de dominé n’empêche toutefois pas des occurrences de réussite. Le concept de « carnaval » permet d’illustrer ces situations où le précaire prend la main sur le dominant en remportant une procédure. Les exemples sont légion, leurs occurrences largement médiatisées, discutées, reprises, ce qui donne à cette situation exceptionnelle une puissance particulière : celle de faire envisager aux précaires que, malgré leur statut, ils ont toutes leurs chances de remporter un concours. La surmédiatisation de ces situations, conjuguée à une forme d’opacité sur les chances réelles de réussite par les chiffres participent à faire émerger ce comportement erratique / éloigné de toute considération matérielle des bureaux d’architectes de petite taille. C’est l’attraction du champ, l’illusio moteur qui alimente l’institution du concours.

Car dans ce monde particulier du concours, l’acteur dominé n’en reste pas moins indispensable pour alimenter les rouages du mécanisme faisant fonctionner le champ et faire exister le lauréat. Considérant l’ouvrage final qui émergera à l’issue du concours comme un réseau, l’ensemble des intrants à la procédure, soit l’ensemble des rôles étudiés exerce un pouvoir sur la décision finale du jury : certains seront en mesure d’invalider des hypothèses, d’autres serviront de faire-valoir, l’ensemble permettra d’étayer la légitimité des membres du jury à décider et la qualité du lauréat à triompher sur ses concurrents. Ainsi, malgré la tendance de la procédure à occulter leur présence et l’incapacité de l’espace euclidien à les faire apparaître ostensiblement, chaque projet non primé existe dans l’artefact architectural issu du concours.

Le concours d’architecture, un processus co-constructif paré des habits de la compétition?

Notes

  1. Selon Bourdieu, les agents sont des individus pris dans la pratique et immergés dans l’action, agissant par nécessité. Dans cet article, le terme acteurs sera ensuite utilisé.
  2. Martin Peikert, Structure du champ de production culturelle du concours d’architecture suisse romand, mémoire de Master en géographie rédigé sous la dir. du Pr Jean Ruegg, UNIL, 2023. Le mémoire discute des modalités d’évolution et de régression des architectes dans le contexte suisse romand. Il repose sur une approche mixte mêlant entretiens menés avec douze intervenants et quatre observations de jurys menées par l’auteur et les témoignages d’autres sources, comme la vidéo produite par l’exposition Le Concours suisse avec des données statistiques basées sur les participations dans 249 concours sur sol romand.
  3. L’espace des possibles dans un champ de production culturelle constitue le domaine des pratiques artistiques considérées comme valides par les instances dominantes.
  4. Les travaux de J.-L. Violeau et ceux de N. Arab tendent à considérer la profession d’architecte comme relevant davantage d’une pratique que d’un assemblage de savoirs théoriques. 
  5. Source : Espazium onglet « Concours jugés » (competitions.espazium.ch/fr/concours/decides)
  6. 249 concours ont été entièrement saisis. La zone géographique et linguistique que recouvre la base de données est en cours d’extension, actuellement plus de 400 concours ont été saisis et étudiés dans toute la Suisse.
  7. Voir J.-L. Violeau dans « Droit d’entrée : modalités et conditions d’accès aux univers artistiques », dirigé par Gérard Mauger, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2006
  8. Les autres critères relèvent : du genre, de la notoriété à l’international, des capacités relationnelles ainsi que des expériences passées en tant que juré.
  9. L’effet de halo désigne une tendance cognitive où notre impression globale d’une personne, d’une entreprise ou d’un objet est fortement influencée par une seule caractéristique ou une première impression, au détriment d’une évaluation plus nuancée. Cela peut entraîner des jugements biaisés ou simplistes basés sur une seule information, occultant ainsi d’autres aspects importants.
  10. Voir Biau, Weber & Zeltaoui-Léger, «The Architecture Competition: A Beauty Contest or a Learning Opportunity? The French Case in the Light of European Expériences», 2020
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