Néo-noir en deux di­men­si­ons

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En multipliant les points de vue avec sa caméra qui regarde la ville d'en haut, Alan J. Pakula inaugure avec "Klute" un nouveau genre, héritier du film noir, le film de complot.

Publikationsdatum
30-01-2014
Revision
13-10-2015

Klute est un film en deux dimensions. Ou plutôt, un film volontairement contrarié, tiraillé entre des plans composés de préférence à l’horizontale et des mouvements de caméra franchement verticaux. Au début des années 1970, sur fond d’intrigue criminelle, Alan J. Pakula documente l’atmosphère new-yorkaise à la manière dont le film noir, trente ans plus tôt, faisait le portrait de Los Angeles, la ville horizontale, en serrant de près ceux qui s’enfoncent chaque jour un peu plus dans la nuit. Lorsqu’il filme Harlem, Time Square ou les abords de Central Park en Panavision, Pakula témoigne largement de ce qu’il doit à Billy Wilder et à Edward Dmytryk, les grands « réalistes » hollywoodiens du « noir ». Le format panoramique impose ses sujets : des mannequins alignées comme des tiller girls et passées en revue comme des articles en promotion, un cortège funèbre défilant sur écran large, l’allée centrale d’un atelier de confection que l’on traverse le soir venu comme une ruelle éclairée par la seule lumière des enseignes et néons. La hauteur de vue, la vérité au ras du sol du néo-noir demeure celle de l’homme de la rue. Au tableau urbain en coupe longitudinale, le film de Pakula ajoute cependant une nouvelle dimension, comme si le skyline new-yorkais réclamait le rehaussement du centre de gravité du « noir ». Une série de travellings vertigineux descendent ainsi le long des façades des immeubles de verre, tandis que les grilles des cages d’ascenseurs filmées en plongée se substituent aux pare-brise des vieilles Lincoln roulant sous la pluie.
Pakula redresse donc la perspective du « noir » et change les coordonnées du genre. Bree Daniels (Jane Fonda) n’est plus une femme fatale, mais une call-girl sexuellement libérée et profondément vulnérable. John Klute (Donald Sutherland) n’est pas un outsider mais un privé très délicat, parfaitement novice (tout juste arrivé de Pennsylvanie), qui enquête sur la disparition d’un homme et préfère surtout ne pas poser de questions. C’est la psychanalyste que voit Bree qui les pose. S’étonnera-t-on que le format scope ne l’ait pas allongée sur le divan ? C’est l’analyse qui déconstruit l’enquête. 
Mieux encore, Klute fait littéralement la part belle à un « point de vue » d’un nouveau genre. Depuis les toits, un homme surveille en effet constamment le couple bientôt formé par Bree et Klute. A travers les grandes baies vitrées du bureau qu’il occupe dans le Financial District de Manhattan, on entraperçoit au milieu des grues l’une des deux tours jumelles du World Trade Center alors en construction. A ce point d’intersection, Klute — premier volet de la « trilogie de la paranoïa » de Pakula (suivront The Parallax View en 1974 et All the President’s Men en 1976) — opère un véritable basculement générique et pose les bases d’un genre à naître, héritier postmoderne du film noir : le film de complot, qui prétend désormais regarder la ville d’en haut.

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