Ville nou­vel­le et ba­ga­tel­le

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Pour la seconde fois, Eric Rohmer prend pour décor la commune française de Cergy-Pontoise. Dans "L’ami de mon amie", il interroge, par le truchement de cinq personnages, le passage à l'âge adulte d'une ville nouvelle.

Publikationsdatum
17-09-2013
Revision
12-10-2015

En 1975, Eric Rohmer réalisait un documentaire sur Cergy-Pontoise intitulé Enfance d’une ville (premier épisode de la série « Villes nouvelles » produite par l’INA). Douze ans plus tard, Rohmer revient à Cergy pour tourner L’ami de mon amie (1987), dernier volet du cycle Comédies et proverbes qui prend le relais du documentaire pour interroger le passage à l’âge adulte d’une ville nouvelle à travers les élans du cœur de cinq jeunes gens.
L’ingénue (Blanche) est éprise d’un enjôleur (Alexandre) qui l’ignore et sort avec une étudiante des Beaux-Arts (Adrienne). La capricieuse (Léa) est l’amie de Blanche et forme un couple avec un homme accommodant (Fabien), mais le trouve égoïste. Ils vivent, travaillent ou étudient à Cergy-Pontoise, théâtre réinventé du marivaudage. Comme sur une toile (en bleu et vert, pour l’essentiel) dont la composition se chercherait sous nos yeux, les figures de ce tableau courtois ne sont pas d’emblée à leur place. Sous l’effet de fausses symétries, à commencer par celle du titre (qui contrefait la formule : « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis »), chacun se fait d’abord à soi-même les questions et les réponses et tous se trompent sur la réalité de leurs désirs. 
Mais L’ami de mon amie ne tient de la fantaisie qu’afin de mieux tirer d’autres ficelles et délivre, avec application et pour une bagatelle, une petite leçon d’urbanisme. Car la dalle piétonne, le centre commercial des Trois Fontaines, les immeubles d’habitation collective de la place des Colonnes, la pyramide tronquée de la Préfecture et la base de loisirs nautiques ne forment pas seulement l’arrière-fond du chassé-croisé amoureux que Rohmer met en scène. C’est même pour ainsi dire l’inverse, les jeux de l’amour s’offrant avant tout dans ses films comme une géométrie élémentaire, un mètre étalon universel : c’est à l’aune de l’éclat ou de la fadeur des idylles auxquelles l’environnement urbain donne lieu que l’on estimera la valeur du décor ; seuls les gens qui s’aiment, semble suggérer Rohmer, savent ce que devrait être, ou ne pas être, la forme d’une ville.
Cette idée, elle, n’est pas nouvelle : elle est même au cœur de L’Aurore (1927), dont on sait l’importance pour le réalisateur. On se souvient de la fameuse scène du baiser en transparence dans le film de Murnau qui faisait apparaître le couple reformé tantôt en pleine forêt, tantôt au beau milieu de la circulation. Si les amoureux de Rohmer ne risquent plus de se trouver surpris par le trafic (à la faveur du principe de séparation des circulations piétonnes et routières caractéristique de Cergy), ils passent en revanche de la ville à la campagne sans trucage : le lac artificiel forme le centre géographique de Cergy et l’axe autour duquel les couples s’échangent (et non plus la frontière qui les défait, comme dans L’Aurore). Blanche, qui n’est pas sans rappeler le personnage interprété par Janet Gaynor dans le film de Murnau, y tombe à reculons dans les bras de Fabien après avoir tiré un trait, dit-elle, sur un imaginaire amoureux de petite fille. A l’image de la ville de Cergy-Pontoise, n’est-ce pas en définitive qu’elle voudrait, malgré son corps d’enfant, avoir une tête d’adulte ?

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