Le dou­te lé­giti­me de Da­vis

Douze hommes en colère, 1957

Mettre les regards à égalité, tel est l'ouvrage de Davis, l'architecte du film de Sidney Lumet, analysé ici par le collectif Silo.

Publikationsdatum
18-07-2012
Revision
19-08-2015

Si on se trompait ? – dit le premier. Si l’immeuble me tombait sur la tête ? On peut tout supposer – répond l’autre. En effet. Au total, ils sont douze : le peintre en bâtiment, le garagiste, le courtier en bourse, l’horloger, l’entrepreneur, le publicitaire, le commercial, etc… Et l’architecte. Lui, c’est l’opiniâtre juré n° 8, Davis (interprété par Henry Fonda) dans le film de Sidney Lumet, Twelve Angry Men. Le jury s’est retiré entre les quatre murs de la petite salle de délibération du tribunal. Après plusieurs jours d’audience, il leur faut se prononcer à l’unanimité sur la culpabilité de l’accusé, un jeune homme fortement suspecté de parricide. Davis a un « doute légitime ». Les onze autres votent « coupable ». Il lui faudra donc déconstruire, pièce par pièce, le réquisitoire de l’accusation, trouver les ouvertures, les diagonales. Pour cela, il a du métier. Davis est un peu géomètre. Plan à l’appui, il démontre que le voisin qui prétend avoir entendu le corps du père frapper le plancher dans sa chute n’a pas pu se trouver presque aussitôt sur le palier d’où il aurait surpris le jeune homme prenant la fuite. Davis argumente littéralement « en marchant » : il pousse les meubles et rejoue la scène, montre en main, afin de mesurer rigoureusement le temps qu’il eût fallu au témoin pour parcourir la distance le séparant du pas de sa porte. Car il est également un peu mathématicien et présente ses raisonnements sous forme d’équation : si la voisine d’en face a vu, comme elle le prétend, le meurtre à travers les vitres des deux derniers wagons du train aérien passant à ce moment là entre les deux bâtiments – étant donné d’une part qu’un train met environ dix secondes pour dépasser un point donné et d’autre part qu’un train aérien fait un bruit assourdissant – alors le premier témoin ne peut pas avoir entendu le père s’effondrer. A l’attention de ceux à qui l’arithmétique ne parle pas, il sait enfin répondre en homme de terrain : l’arme du crime n’est pas, comme le prétend l’accusation, un modèle unique ; c’est le genre de couteau à cran d’arrêt que l’on trouve chez n’importe quel prêteur sur gage du quartier populaire où les faits ont eu lieu.
Géomètre, mathématicien, homme de terrain, certes. Mais surtout scénographe. Comme souvent les personnages d’architecte au cinéma, homologue dans la fiction du metteur en scène, il cherche un point de vue. Vingt-cinq mètres carrés tout au plus pour quatre-vingt dix minutes de film : trop étroit. Longuement, il regarde par la fenêtre : on aperçoit le Woolworth Building de New York, trop haut. Comment filmer douze hommes en colère dans un espace si exigu ? La seule latitude restante est celle de l’axe des regards. Aussi, au fur et à mesure que la délibération progresse, la caméra passe-t-elle insensiblement d’une position de surplomb à une hauteur de vue médiane et telle que les douze hommes peuvent finalement se regarder les yeux dans les yeux. Voilà l’œuvre de Davis : mettre les regards à égalité – devise d’architecte.

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