Pa­trick Bouchain rend hom­mage à Lu­ci­en Kroll

Plus connu pour lincontournable Mémé, le complexe universitaire polymorphe construit peu après Mai 68, Lucien Kroll fut surtout un pionnier de la conception assistée par ordinateur. Contacté par téléphone, Patrick Bouchain revient sur l'identité et le caractère expérimental de l'œuvre de ce grand architecte belge décédé le 2 août 2022.

Publikationsdatum
04-08-2022

espazium.ch: Comment avez-vous rencontré Lucien Kroll? 
Patrick Bouchain: J'avais lu un article de Patrice Goulet sur Guillaume Leroy, qui utilisait des plantes rudérales dans les jardins qu'il créait. Ces espèces que personne ne veut, parfois considérées comme des nuisibles, il essayait de composer avec. C'est en cherchant à prendre contact que j'ai appris qu'il avait contribué à la Mémé, le projet phare de Lucien.

Il y a une idée dans ce travail sur les plantes qui m'a particulièrement intéressé: que les plantes puissent pousser au pied et devant les bâtiments sur un mode sauvage comme si elles étaient là avant l'architecture. Pas comme une nuisance mais comme un élément de végétation qui se serait adapté à l'environnement humain, qui aurait accepté l'arrivée de l'homme. Je suis donc allé les rencontrer à Louvain en 1974, et ce fut un choc. Ce que j'ai découvert ressemblait à des choses que j’avais imaginées, mais auxquelles nous n'arrêtions pas de buter. Je pense surtout à la trame et à la façon dont Lucien va la révolutionner.  A l'époque, on parlait beaucoup de la trame, mais elle était surtout restrictive. Avec Lucien, j'ai découvert une utilisation libre; une utilisation créative de la trame qu’il utilise plutôt que de s'y soumettre. Lucien a été l'un des premiers à penser que l'industrialisation et la préfabrication pouvaient produire de l'inattendu. C'est quelqu'un qui a eu très tôt l'intuition que le standard pouvait être assemblé de manière non standard. Il s'agit d'utiliser les ordinateurs pour créer des composants uniques compatibles. Contre l'uniformité écrasante du fordisme, il a pressenti l'ère du sur-mesure où chaque objet produit industriellement pourrait être différent. 

Toute son architecture est basée sur le tournant expérimental qu'il a pris à cette époque. Lucien était progressiste, il croyait que la production par la machine avait la capacité de libérer l'homme des tâches répétitives. Il était l'un de ces visionnaires qui pensaient que la trame ne devait pas être un obstacle, et qu'elle contenait les éléments de son propre dépassement. Il sagit alors de faire du hors-normes et du sur-mesure avec des éléments standards. Pour illustrer cela, Lucien aimait souligner que plus personne ne porte de vêtements faits à la main. Nous sommes tous habillés de vêtements fabriqués par des machines. Et pourtant, vous rencontrerez rarement quelqu'un qui est habillé exactement comme vous. Nous sommes tous capables d'assembler des produits industriels et en les assemblant, nous pouvons en faire des éléments d'expression ou d'identification. Il voulait que l'architecte soit capable de faire la même chose. Qu'il devienne un assembleur unique d'éléments industriels. Face à l'industrialisation à la manière de Prouvé, Kroll représente une troisième voie, qui consiste à utiliser linformatique comme support de création. Il ne sagit pas pour lui de rester au stade du dessin mais de trouver d'autres canaux de production qui puissent prendre en compte l'aléatoire et l'humain. Une mécanisation ajustable, à l'opposé de l'industrialisation lourde qui s'est imposée. Il l'appelait une industrialisation vernaculaire.

Lucien Kroll était un pionnier. À son époque, les programmes de conception architecturale n'existaient tout simplement pas. Il a travaillé sur un programme pour composer des paysages sur les premiers ordinateurs en le détournant pour faire de l'architecture. Aujourd'hui, ce travail de défrichage qui a été fait par certains architectes de sa génération n'est absolument pas reconnu. Des personnes comme Christian Gimonet, Jean-Pierre Watel, Roland Schweitzer, Pierre Lajus et bien-sûr Lucien Kroll se sont donné beaucoup de mal pour associer construction et conception. Et ils l’ont fait pour certains d’entres-eux en expérimentant avec les premiers logiciels d'aide à la conception architecturale. Avec le recul qui est le nôtre, on se rend compte aujourdhui que tous ces architectes ont fait le choix de la recherche et de lexpérimentation. Ils se sont épanouis en tant que concepteurs mais nont pas fait fortune. Il y a aussi beaucoup damertume parmi ces pionniers. Des concours remportés qui ne se sont jamais concrétisés. Certains ont investi pour s’équiper sans entrer dans leurs frais. Plusieurs entreprises se sont servies de leur travail sans leur rendre ce quelles leur devaient. Aujourdhui, lenjeu nest autre que la valorisation de leurs archives. Entre une archive numérisée et une archive morte, il peut y avoir une grande différence, notamment dans la façon dont ce travail va entrer dans lhistoire. 

Malgré votre proximité intellectuelle et votre amitié, vous n'avez jamais travaillé avec Lucien Kroll. Est-ce en raison de votre différence de génération?  
Lucien avait 20 ans de plus que moi. Il pensait que la maîtrise d'ouvrage était l'ennemi. Qu'elle était le principal obstacle à surmonter pour faire de la recherche et de l'expérimentation. La réalisation qui incarne le mieux ce qu'il a voulu faire, est aussi le projet qui lui a causé le plus d’ennuis. C’est la Mémé, la célèbre maison médicale qu'il a construite au début des années 1970 comme une extension du campus de l'Université catholique de Louvain. Tout est dans ce projet.  L'irrévérence, l'esprit de coopération et l'esprit d'expérimentation. Rappelons qu'en 1968, les étudiants congédient l'architecte pour choisir eux-mêmes celui qui construira leur espace de vie. C'est le projet qui concentre toute la pratique de Lucien, et qui connaîtra plusieurs extensions, mais aussi plusieurs revers, notamment juridiques. 

Lucien a été admiré et contesté toute sa vie pour ce projet.  Au début, il pensait que le commanditaire privé comprendrait mieux sa façon de faire. Ils étaient catholiques comme lui et il leur faisait vraiment confiance. Il a été en conflit avec eux toute sa vie. L'épreuve la plus dure pour lui a été justement sur le projet pour lequel il a décidé de tout donner, sans réserve et sans garde-fou. Il a suffi d'un changement de rectorat pour le traîner au tribunal. La Mémé est un chef-d'œuvre qui a failli le conduire en prison. 

Cette expérience a littéralement tué toute confiance qu’il pouvait avoir dans la maîtrise douvrage. Il est devenu extrêmement prudent. Notre désaccord portait précisément sur ce point. Je militais pour l'idée d'infiltrer la maîtrise douvrage. Infiltrer pour réussir à bien faire les choses, pour expliquer, pour convaincre. On ne peut pas construire contre la maîtrise d'ouvrage. Et comme il est illégal de se comporter ainsi avec une maîtrise d'ouvrage publique, c'est pour cela que j'ai fini par construire pour des compagnies de théâtre. Il ne pouvait pas me suivre sur ce point. Pour lui, j'étais un forain. Il pensait qu'il ne pouvait pas se permettre d'attendre, qu'il ne pouvait pas échapper à une pratique architecturale établie avec un bureau qui employait plusieurs collaborateurs. Il est allé loin dans la recherche et lexpérimentation autour du changement formel en architecture mais sans risquer une seconde fois de faire ce qu'il avait fait pour la Mémé. Intervenir dans la manière d'habiter ce qu'il construisait. Le seul projet que nous aurions pu faire ensemble est celui des Agnettes à Gennevilliers, dans la banlieue parisienne. Un grand ensemble à réhabiliter, pour lequel nous défendions l'idée de ne pas détruire le résultat de la préfabrication lourde des années 1960. Nous voulions plutôt le compléter, le détourner avec et pour les habitants. Notre proposition n'a pas été comprise lors du concours. Nous avions proposé de traiter le bâti existant comme un élément paysager et d'apporter une deuxième couche conçue avec les habitants. Ceux qui ont été sensibles au discours de Lucien sur la préfabrication lourde sont les responsables des grands chantiers de déconstruction de l'ex-RDA. À l'époque, ils étaient très préoccupés par la reconversion, car les villes de l'Est avaient souffert d'un grand départ d'habitants au moment de la réunification. Il a fait de très belles choses en Allemagne dans le contexte de ce déclin forcé qu'ont connu certaines villes de l'ex-RDA. C'est un travail qui est peu connu en France. L'ironie du sort c'est que les tours des Agnettes, n'ont finalement pas été démolies car les habitants constitués en association s'y sont opposés. Aujourd'hui ils travaillent à une reconversion en site occupé.