L’ar­chi­tec­tu­re com­me im­pro­vi­sa­ti­on

Avec «les communautés à l’œuvre», le pavillon de la France présente des cas d’étude dans lesquels les habitants participent par leur action au projet architectural. L’exposition soulève également des questions sur la nature même du métier d’architecte et de ses outils. Comment représenter et transmettre une démarche fondée sur l’improvisation? Entretien avec Christophe Hutin, commissaire du pavillon de la France.

Publikationsdatum
21-06-2021

On trouve plusieurs cas d’étude dans le pavillon de la France, de natures différentes. Qu’ont-ils en commun?
Il s’agit d’études de cas dans lesquels j’ai été impliqué et qui traversent la thématique des «communautés à l’œuvre». Des projets comme l’opération de Grand Parc réalisée à Bordeaux en association avec Lacaton Vassal et Frédéric Druot ou un quartier de Mérignac-Beutre, sur lequel je travaille en ce moment avec mon agence; des ateliers d’enseignement, comme des séminaires réalisés à Detroit ou à Soweto avec des habitants; ou encore des travaux de recherche, comme à Hanoï, où nous avons étudié comment les habitants agrandissent leur propre logement dans un immeuble collectif – un projet qui entre par ailleurs en analogie avec le projet de Grand Parc.

Quelle est l’idée centrale qui relie ces sujets?
Habiter est une action. Quand les gens agissent sur leur habitat, ils le transforment, le modifient et finalement le rendent meilleur, car ils créent un accord entre leur projet de vie et l’objet construit.

À Hanoï, il n’y a pas d’intervention d’architecte. Insinuez-vous en présentant ce projet que l’on peut dans certains cas très bien se passer d’architecte?
Absolument pas. L’exposition dit ceci: une rencontre est possible entre la compétence de l’architecte et la performance de l’habitant. En général, cette performance de l’habitant vient après le projet d’architecture. Or il y a des processus qui permettent d’intégrer cette action comme une ressource, dès le début du projet. À Mérignac par exemple, nous travaillons à la rénovation de 93 logements. Cela fait cinquante ans que les habitants agrandissent et améliorent ces maisons. Nous avons voulu le reconnaître comme étant digne d’intérêt, une valeur ajoutée au projet. Notre compétence permet d’analyser puis d’appuyer ce qui fonctionne bien pour le porter encore plus loin. C’est comme cela que je considère mon métier.

Vos travaux invitent-ils à un changement de paradigme dans la culture des architectes, à comprendre le métier non plus comme un travail de construction, mais avant tout de transformation de l’existant?
Je n’ai pas l’ambition de changer la culture des architectes, seulement de construire la mienne. Nous agissons dans le présent, au cas par cas, avec beaucoup d’improvisation, comme les habitants qui modifient leur vie au quotidien. Cette daily life représente l’objet premier de l’architecture. On ne peut pas partir d’une page blanche et livrer un projet fini qui règlerait tous les problèmes. Nous procédons par touches successives, dans le temps long, en faisant évoluer les situations.

Pensez-vous que le prix Pritzker 2021 pourrait contribuer à diffuser cette vision?
Je l’espère, car c’est une reconnaissance des idées de Lacaton Vassal, qui ont été précurseurs dans tout cela. Ils ont démontré que la compétence de l’architecte joue vraiment un rôle dans cette problématique de l’habitat transformé.

Les communautés que vous présentez sont formées de personnes vivant dans la précarité. Certaines les quitteraient si elles en avaient les moyens. Pourquoi n’avoir pas inclus dans l’exposition des communautés formées par la classe moyenne, voire par des personnes aisées qui choisiraient librement la vie en communauté?
Tout simplement parce que ce n’est pas là que je me trouve. J’ai appris énormément de choses des habitants de Soweto, comment avec peu de moyens l’architecture peut être mise au service d’un projet de vie. Souvent, quand les gens ont d’autres moyens, quand le marché de l’immobilier s’empare du sujet de l’architecture, comme dans des gated communities, je ne retrouve pas ce que j’ai appris là-bas. À Bordeaux comme à Mérignac, ce sont des populations les plus défavorisées en termes de situations socio-professionnelles. Les barres d’immeuble de Grand Parc étaient très négativement connotées. La force du travail de notre équipe d’architectes est d’avoir pu transformer, non seulement le bâti, mais aussi l’image que ces immeubles renvoient à la société. Le projet de Bordeaux, ce sont des logements sociaux avec des loyers très faibles, mais c’est le luxe total. Les habitants ont très bien compris où étaient leurs bénéfices.

À Grand Parc, des matériaux relativement pauvres sont mis en œuvre. Est-ce que cela ne contredit pas la durabilité de l’opération?
Non, ce ne sont pas des matériaux pauvres. Ce qui importe surtout c’est que la mise en œuvre soit soignée. Pour cette raison, je dirais que ces bâtiments sont partis pour durer cinquante ans ! La pérennité, c’est la capacité de pouvoir se renouveler, donc il vaut mieux avoir des couches légères que l’on peut remplacer. On parvient difficilement à réintervenir sur une construction monumentale. C’est cela l’apprentissage de Soweto : les habitants peuvent faire évoluer leur maison parce qu’elles sont légères et évolutives. Cette légèreté du second œuvre permet également aux habitants de participer, notamment à la performance énergétique, sans être dépendants d’un système industriel. Ils sont acteurs de leur climat, experts de leur quotidien, et ils entrent ainsi dans l’architecture performante. 

Quel est le modèle économique qui favorise cet aspect communautaire du projet de logement? La copropriété, la location, le logement social, ou coopératif – comme on en trouve en Suisse?
Je ne crois pas que ce soit le montage économique ou juridique qui fasse le projet. Dans tous les cas de figure, c’est dans le processus qu’on engage, dans la manière dont on s’implique en tant qu’architecte, qu’on arrive à faire communauté, à faire se rencontrer performance et compétence. Quel que soit le modèle économique, les gens ne peuvent pas ne pas être impliqués dans leur habitat.

Aujourd’hui, on ne sait pas combien de temps on restera dans son logement. Quand on change de métier, quand on a un enfant, on déménage. La location est vécue comme un état éphémère.
Eh bien justement, c’est cela le vrai sujet. Comment agrandir un logement, ajouter une chambre, comment répondre à la nécessité, à un projet de vie des habitants ? C’est pour y répondre que l’architecture doit être mobile. On ne peut pas avoir des réponses standard, sinon, en effet, on change de logement tous les six mois. Mais à partir du moment où les gens sont impliqués et écrivent leur histoire dans leur logement, je pense qu’ils ont moins envie de se projeter ailleurs six mois plus tard.

L’architecture est fondée sur des documents, des codes pour représenter les actions. Comment représenter l’improvisation que vous prônez?
Il faut regarder du côté de la musique, le passage opéré de la musique classique vers celle du 20e siècle. Cela a quelque chose à voir avec cette relation entre compétence et performance dont nous avons parlé. Souvent, on emploie la figure du chef d’orchestre pour décrire l’architecte sur le chantier. Or les musiciens interprètent une partition qui est écrite. On peut faire le parallèle avec l’architecture: nous vivons dans des plans sur lesquels une grande partie de notre vie a été écrite. Les prises du courant sont implantées ici, donc le lit doit aller là … Nous sommes très déterminés dans la manière dont nous habitons, car tout est écrit à l’avance. John Cage a intégré au 20e siècle la performance du musicien comme étant constitutive de l’œuvre. Christopher Dell a écrit un livre intitulé La ville comme partition1 ouverte qui évoque ce problème épistémologique. Comment ne pas écrire tout au préalable pour que la vie s’y installe avec plus de liberté, d’improvisation. Quelque chose doit rester ouvert.

Les musiciens ont des documents bien précis: les partitions. Quels sont les vôtres?
Les documents que nous utilisons relèvent des diagrammes. À Mérignac, nous travaillons sous forme d’enquête. Nous produisons des documents qui permettent de connaître l’état des maisons, d’obtenir des réponses très spécifiques et pointues. Aucune n’est inutile car elles nourrissent toutes le contexte.

Ensuite, le projet lui-même est une partition plus ou moins ouverte. Dans les partitions ouvertes de John Cage, tout n’est pas écrit, un espace est laissé au musicien pour créer. De même, au Grand Parc, il y a ces espaces supplémentaires qui viennent augmenter les logements, mais ce sont les habitants qui y développent leur projet de vie. Ce sont des espaces indéterminés. Donc le document que nous employons, c’est la structure, celle des planchers dans le cas de Bordeaux.

Note

 

Christopher Dell, La ville comme partition ouverte. Design, diagramme, processus, arts, plan, présentation, urbanisme, notation, performance, musique, Citoyenneté, improvisation, Lars Müller Publisher, 2016

«Les communautés à l’œuvre», Pavillon de la France à la 17e biennale d’architecture de Venise, à voir jusqu’en novembre 2021.

 

«Les communautés à l’œuvre», exposition au pavillon de la France à la 17e biennale d’architecture de Venise 2021. Catalogue disponible aux Éditions de La Découverte.

Christophe Hutin est architecte et enseignant-chercheur.