TASTE OF CEMENT
Ziad Kalthoum filme les souvenirs et le quotidien d’ouvriers syriens sur le chantier d’un gratte-ciel à Beyrouth. Le documentaire est un témoignage cru mais juste sur la métropole arabe.
En Syrie, la guerre se poursuit. Au Liban, elle s’est arrêtée. Aux images et sons de l’absurde destruction succèdent celles de la démente spéculation immobilière. D’un côté, la caméra à ras le sol, immergée, cernée par deux fronts bâtis, instable, filme la guerre à la hauteur des yeux. Sous le fracas des obus de chars et des hélicoptères, le ciment se fissure, explose, craque. Il ne subsiste que débris et poussières. Les cris de peur se mêlent aux bruits de destructions, aux sirènes d’alerte. De l’autre côté, la caméra est souvent en position fixe, les prises de vues sont impressionnantes, en plongées et contre-plongées. Le silence des hommes contraste avec le bourdonnement entêtant des engins de chantiers. Le ciment est malaxé, déversé, coulé, banché, coffré.
Dans la métropole arabe filmée par Ziad Kalthoum, il n’y a pas d’espace pour la nostalgie. On laisse de côté la vieille ville d’Alep, ou encore la vie nocturne de Beyrouth. Au Moyen-Orient comme en Afrique du Nord, la guerre et le libéralisme les plus barbares sont les deux prétendants à la fabrication de l’ordinaire de la ville. Alors que Damas, Bagdad et Tripoli tombent sous les bombes, Beyrouth, Rabat et Abou Dhabi croulent sous les pétrodollars. Les deux vont de pair. Ici, on tue l’Etat-nation. Là, on fête le libre marché. Cette névrose est la condition même de la métropole arabe: faillite de l’Etat de droit, ingérence étrangère, perte de souveraineté, ouverture du marché et règne des fonds spéculatifs. Ainsi se construit le monde arabe. Au quotidien, la mondialisation y est une horreur. Taste of Cement la montre froidement.
Dans le documentaire, il n’y a aucun dialogue. Seule une voix off énonce les souvenirs d’enfance d’un travailleur exilé. Une narration psalmodiée se superpose aux images. Grâce à leur écriture précise et exigeante, les mots prononcés dans le film sonnent comme un espoir possible, par la poésie. Le réalisateur ne s’y trompe pas: dans le monde arabe, la poésie est un antidote. Les vers d’Abou el Kacem Chebbi défiaient la barbarie coloniale. Ceux de Mahmoud Darwich la défient toujours.
Pour son second film documentaire, Ziad Kalthoum atteint un équilibre pourtant très difficile entre différents enjeux. En se détournant du romantisme très actuel qui entoure la question de l’accueil des réfugiés, il filme avec justesse un thème universel: l’exil.
En éludant les écueils orientalistes, il décrit avec réalisme l’ordinaire de la métropole arabe contemporaine. Taste of Cement n’est pas une œuvre sur le monde arabe, mais une œuvre issue du monde arabe.
Ziad Kalthoum (2017, Syrie, 1 h 25, doc.)