Sur les dé­rives du gré à gré com­pa­ra­tif

Federico Ferrario, membre du Comité et président du conseil d’experts Passation des marchés de la SIA, tire la sonnette d’alarme quant à l’utilisation généralisée du gré à gré comparatif en Suisse romande, révélant ses effets délétères sur la qualité des prestations

Date de publication
22-02-2024

TRACÉS: Vous êtes aux premières loges des plaintes émanant de bureaux des cantons romands concernant des cas d’abus dans l’adjudication de marchés. Pourriez-vous nous éclairer sur la prévalence, dans cette région, de procédures en gré à gré comparatif pour les prestations d’études?
Bien sûr. Esquissons d’abord une définition de ce qu’est le gré à gré dit comparatif (ou concurrentiel): à mi-chemin entre la procédure sur invitation et celle du gré à gré, il s’agit d’une modalité de ce dernier, qui, sous certaines conditions, autorise l’adjudicateur à solliciter des offres détaillées à plusieurs soumissionnaires, à les comparer et les négocier. Cette procédure se caractérise par l’absence de règles formelles et offre une certaine marge de manœuvre aux entités adjudicatrices, qui ne sont alors plus tenues d’appliquer de manière stricte les principes du droit des marchés publics: primauté de l’offre la plus avantageuse, transparence, égalité de traitement et promotion d’une saine concurrence. Du côté des soumissionnaires, cela se traduit par une importante charge de travail consacrée à élaborer une offre détaillée et à l’impossibilité de contester l’attribution du marché à un concurrent. Le conseil d’experts Passation des marchés est régulièrement interpellé par les bureaux romands qui dénoncent cette pratique, devenue usuelle, pour des marchés se chiffrant à des sommes souvent dérisoires. La situation est donc claire: le gré à gré comparatif s’est répandu en Suisse romandepour des raisons de praticité, de commodité et de volonté de réaliser des économies.

Quels sont les effets néfastes de cette pratique?
Cette procédure entraîne une course au prix le plus bas et exerce une pression intenable sur les bureaux, ce qui alimente le bradage des honoraires. En se concentrant uniquement sur le critère économique, l’adjudicateur risque de ne pas choisir le mandataire le plus approprié pour réaliser le mandat et de compromettre ainsi la qualité des prestations fournies et les délais à respecter. J’ai eu connaissance d’attributions de marché à des montants inférieurs à 20 000 francs pour ce type de procédure… Comment tisser les bases d’une relation de confiance de plusieurs mois entre mandant et mandataire si celle-ci s’articule uniquement autour d’une promesse de prix le plus bas? À quoi bon défendre une culture du bâti de qualité si tout le monde ne joue pas le jeu? Je crois qu’il est possible de produire de la qualité et servir les intérêts de la collectivité pour peu que chacun y mette du sien et prenne ses responsabilités.

La pratique du gré à gré comparatif va donc à contresens de la nouvelle culture d’adjudication.
Évidemment. Si le critère économique est considéré comme le seul valable au détriment des aspects qualitatifs, que l’on ne s’étonne pas que le travail effectué reflète le nombre d’heures prévues et que la facture finale grimpe en flèche avec surcoûts et mauvaises surprises à la clé. 

Le choix de la procédure et de la forme de mise en concurrence peut s’apparenter à un casse-tête pour certaines communes, en particulier celles de petite taille. Quelle alternative préconisez-vous pour remédier à cette situation?
Un casse-tête, c’est sûr, mais qui joue pourtant un rôle prépondérant dans la réussite d’un projet. Les petits marchés qui ne font pas l’objet d’une procédure de gré à gré doivent donner lieu à une mise en concurrence selon le règlement SIA 144, qui garantit la mise en œuvre de procédures d’adjudication favorisant la qualité.

Existe-t-il des ressources disponibles pour aider les entités adjudicatrices à naviguer parmi les différentes procédures et à prendre des décisions éclairées?
En 2023, la SIA et d’autres partenaires ont mis en place un Guide pour l’acquisition de prestations d’études2, afin d’orienter les maîtres d’ouvrage dans le choix de la forme de mise en concurrence la plus adaptée3. Il est maintenant nécessaire de le faire connaître auprès des maître d’ouvrage publics. Par ailleurs, nous avons également établi un argumentaire condamnant le gré à gré comparatif4. Mais le plus pragmatique reste encore de prendre contact avec les sections et les membres SIA, qui demeurent à disposition des maîtres d’ouvrage pour répondre à toute question sur les types de procédure et les modes de mise en concurrence.

Notes

 

1. Certains cantons romands (VD, VS) ont intégré cette modalité dans leur législation cantonale sous le terme de «gré à gré comparatif» ou «concurrentiel», bien que la pratique diffère dans son mode d’application.

 

2. acquisition-prestations-etudes.ch/fr/

 

3. Ce projet a été mené conjointement avec la Fédération des architectes suisses (FAS), l’Union suisse des sociétés d’ingénieurs-conseils (suisse.ing), la Fédération suisse des architectes paysagistes (FSAP). Il est par ailleurs soutenu par Constructionsuisse.

 

4. sia.ch/fr/themes/passation-des-marches/actualites/argumentaires/ 

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