Se ressaisir du détail. Intégrer le temps long architectural
Comment renouveler la pensée du détail architectural afin qu’elle intègre le temps long du projet d’architecture, en tenant compte de l’usure, de la maintenance, de la réparabilité et des possibilités de déconstruction? Dans ses recherches et son enseignement, Tiphaine Abenia défend un ressaisissement critique du détail afin d’en faire un outil de conception engagé face aux enjeux environnementaux et sociétaux portés par l’acte de construire.
«Prenez un bâtiment, n’importe quel bâtiment. Aussi simple qu’il puisse paraître, il s’agit d’un assemblage d’un nombre étonnamment élevé de pièces fabriquées à partir d’un nombre étonnamment élevé de matériaux. Il y a d’innombrables éléments, chacun composé de multiples sous-éléments (collés, vissés, boulonnés, cloués, soudés, fusionnés, cousus, emboîtés, tissés).»1
L’architecte et professeur Marc Wigley pointe ici la démultiplication des éléments intervenant dans la conception du détail d’architecture contemporain. Une stratification à la complexité croissante qui se traduit notamment par l’augmentation du nombre d’éléments le constituant, par l’hybridation de ses composants, par la non-intelligibilité des assemblages générés et par l’entremise d’entreprises spécialisées.
La conception du détail semble extérieure aux réalités sociales et environnementales auxquelles la profession doit faire face, se distançant notamment des principes de frugalité, de réversibilité ou de réemploi qui questionnent aujourd’hui la pratique architecturale. Trop souvent, elle n’intègre pas la pensée du temps et de la transformation, prolongeant les mythes modernes d’abstraction, de neutralité et d’immuabilité.
Cette manière d’appréhender le détail est de moins en moins opérante face aux crises auxquelles nous devons répondre. Elle s’accompagne par ailleurs d’une dépossession d’expertise et d’une perte de responsabilité pour les architectes. Comment réactualiser la pensée du détail afin de soutenir l’intégration du temps et de la transformation dans la conception du projet d’architecture?
Du modèle conventionnel aux modèles prescriptifs et normatifs
La notion de détail apparaît dans la seconde moitié du 18e siècle en ingénierie, pour se généraliser à la pratique de l’architecture au cours du siècle suivant. Cette appropriation du détail marque une première transition entre un modèle « conventionnel », où le passage du projet architectural à sa construction se conforme à une tradition constructive partagée par le concepteur et le constructeur, et un modèle «prescriptif»2. Dans ce dernier, l’architecte impose au constructeur un mode de réalisation spécifique, déterminé, et un contrôle des assemblages constructifs. La standardisation des techniques constructives, à partir du 20e siècle, marque l’établissement du modèle que je propose d’appeler normatif, intensifiant les valeurs d’anticipation et de prédéfinition associées au détail (voir ci-contre). De nouveaux protocoles visant le contrôle des chaînes de production-réalisation s’établissent (le BIM en étant une itération contemporaine) et les impératifs de performances (thermiques, acoustiques, d’étanchéité, etc.) engendrent une complexification de la construction qui se manifeste en particulier au niveau du détail. Cette complexification va de pair avec une opacification croissante entourant la provenance des matériaux, le coût environnemental des produits manufacturés et l’impact humain réel associé à la conception-construction du détail.
Dès lors parachevée en amont du chantier, la conception du détail participe d’une segmentation de l’acte de construire. Elle distancie le penser et le faire et participe d’une vision statique de l’architecture, reposant non plus sur l’accompagnement d’un processus, mais sur l’anticipation d’un objet réglementé et figé dans le temps.
Une notion ouverte à même d’être réactualisée
La pensée du détail évolue toutefois ; elle est réinvestie dans des projets contemporains travaillant notamment sur le réemploi d’éléments de construction, sur l’évaluation des possibilités de transformation des structures existantes et sur l’expérimentation constructive à partir de matériaux bio- et géosourcés. Si le détail était défini par Cyrille Simonnet comme le «lieu d’une discontinuité : formelle, matérielle, fonctionnelle, dimensionnelle [et le moyen] de gérer constructivement, esthétiquement cette discontinuité»3, ne pourrions-nous pas étendre cette définition en intégrant le passage du temps comme nouvelle source de discontinuité? L’usure, l’altération et la transformation des structures construites seraient, dès lors, des indicateurs de cette discontinuité temporelle que le détail pourrait investir comme nouveaux lieux de la conception.
Cinq pistes d’intégration de la discontinuité temporelle dans le détail
Dans son ouvrage intitulé The Architectural Detail (2011), l’architecte Edward R. Ford propose de recouvrir la géométrie variable du détail architectural en définissant cinq catégories illustrées par l’analyse d’architectures modernes. Dans ces analyses, le cycle de vie des constructions constitue toutefois un hors-champ et le temps long de l’architecture en est absent. Partant de la catégorisation introduite par Ford, je propose d’en déplacer les cadres et d’en réactualiser les définitions afin d’intégrer le temps et la transformation dans la conception du détail.
1. La catégorie du «non-détail» de Ford décrit ces détails dissimulés et rendus inaccessibles aux yeux de l’usager·ère. La simplicité du détail n’est ici qu’apparente. Dans une perspective radicale d’intégration du temps dans la conception, je redéfinis cette catégorie autour du détail simplifié dans lequel il ne s’agit plus de rendre la résolution constructive des discontinuités abstraite, mais de limiter ces discontinuités (diminution du nombre d’éléments constitutifs du détail, conception de structures monomatières, monolithiques et homogènes, recours à des matériaux présentant une grande résistance au passage du temps). Le regain d’intérêt aujourd’hui observé pour la construction massive et porteuse, où le choix d’un matériau unique est préféré à la stratification d’éléments, participe de cette première catégorie. La construction de la pièce urbaine C des Plaines-du-Loup4, bâtiment d’habitation de huit étages, est ainsi réalisée en faisant appel à une brique isolante monolithique de grandes dimensions assurant à la fois les fonctions de protection, d’isolation et de structure. La brique étant hygroscopique, aucun pare-vapeur n’est par ailleurs requis et l’habituelle stratification des murs est remplacée par une unique épaisseur de terre cuite (p. 9).
2. Ford définit ensuite le «détail comme motif». Par sa répétition, un tel détail fonctionnerait comme un principe générateur et éclairerait la logique de l’entièreté du bâtiment. Dans une perspective temporelle, j’étends cette catégorie à la compréhension du détail comme motif actif. Les expérimentations de Martin Rauch autour du pisé exposé, proposant le surdimensionnement des murs extérieurs et l’intégration de lits de terre cuite ou de pierre, illustrent le renouvellement de cette catégorie. Ces lits, par répétition, participent au dessin des façades. Leur intégration n’est toutefois pas simplement ornementale, puisqu’elle vise à ralentir l’écoulement de l’eau le long de la paroi et à limiter son degré d’altération. Ce détail permet ainsi une érosion calculée et introduit le temps comme agent de la transformation des façades (p. 9).
3. Le «détail comme ordre de la construction» est une troisième catégorie de détails qui, selon Ford, donne à voir et à comprendre la structure en lui conférant une forte lisibilité constructive. Cette intelligibilité de la construction est étendue, dans son rapport au temps long architectural, autour de ce que je qualifie de détail hiérarchisant. Un tel détail permet d’articuler différents niveaux de structures en fonction de leur durée de vie respective. Les projets proposant une hiérarchisation, par le détail, entre une structure primaire (pérenne, collective et structurelle) et un remplissage secondaire (autonome de la structure primaire, individuel et à la durée de vie plus limitée) alimentent directement cette catégorie. Le concours Stadthotel Triemli, remporté en 2023 par l’agence Kosmos avec le projet Hardware/Software, en est un exemple contemporain. Il vise la restructuration de bâtiments brutalistes construits dans les années 1970 à Zurich (adaptive reuse). Dans un premier temps, l’ossature en béton est transformée en structure ouverte et indéterminée (dépose du second œuvre, création de nouvelles ouvertures, ajout de renforts structurels). Ces interventions structurantes et pérennes sont délibérément exposées (en jaune dans les documents du concours). Dans un second temps, des solutions d’occupation industrielles légères et réversibles, à l’image des échafaudages, sont esquissées. Indépendants de la structure primaire, ces éléments de remplissage sont laissés à l’initiative des futur·es habitant·es (p. 11).
4. Ford définit également le «détail comme joint», le situant comme assemblage précis des éléments de la construction. En rendant intelligible la gestion de la discontinuité, cette catégorie possède un potentiel didactique que j’étends, dans une perspective temporelle, aux détails rendant possibles les opérations de déconstruction et de maintenance ciblées. Le détail démontable (design for disassembly) porte, dans son ADN même, la notice de sa (dé)pose. La proposition du StudioLada pour l’extension d’une maison de retraite (Vaucouleurs, France) illustre cette catégorie. Une structure porteuse en bois est habillée, à l’extérieur, de fines tablettes de pierre non pas agrafées, mais glissées entre des tasseaux et retenues par un système d’attache assumé prenant la forme de goupilles en inox. Le détail5 n’altère pas les modules de pierre (joint sans percement), il autorise la dilatation du bois et anticipe la dépose future des tablettes (p. 11).
5. Ford introduit enfin le « détail autonome » qui relève pour l’auteur d’une activité se désolidarisant du reste du projet pour résoudre un problème technique de façon subversive. Je réactualise cette catégorie autour du détail manifeste, notamment à l’œuvre dans les projets contemporains mobilisant des éléments de réemploi. Dans le projet de rénovation et restructuration de Zinneke (Bruxelles, Belgique), livré en 2021 et porté par OUEST Architecture et Rotor Deconstruction, l’ensemble des éléments de réemploi n’était pas connu en amont du projet. La liste s’est complétée au fur et à mesure du chantier et au gré des opportunités. En particulier, si les fenêtres faisaient partie de l’appel d’offres, le lot spécifique qui allait être intégré en façade était inconnu. Les architectes ont laissé une part d’indétermination dans leurs dessins, faisant de l’intégration tardive de fenêtres non standard un projet à part entière (pp. 12-13).
Non exclusives, ni exhaustives, ces cinq catégories amorcent des pistes de réactualisation de la pensée du détail contemporain. Informées de projets expérimentaux intégrant le temps long du projet d’architecture, elles définissent d’autres rapports au temps entre (1) durabilité, (2) érosion contrôlée, (3) transformation, (4) déconstruction et (5) réemploi. Enseigné et discuté ainsi, le détail n’a plus seulement une visée prescriptive, mais transformative. Il devient une entrée critique pour accompagner l’évolution d’un projet dans le temps.
Dr. Tiphaine Abenia est ingénieure-architecte, chercheuse et professeure assistante à la Faculté d’architecture La Cambre Horta, Université Libre de Bruxelles.
L’écriture de cet article s’est nourrie d’un travail en cours, portant sur l’éthique du détail, mené en collaboration avec Daniel Estevez et Louis Destombes.
Notes
1. Marc Wigley, «Returning the gift», Space Caviar (dir.), Non-Extractive Architecture, SAGE Publications, 2021, p. 46
2. Alain Dupire et al, Deux essais sur la construction, Mardaga, 1995
3. Cyrille Simonnet, L’architecture ou la fiction constructive, Éditions de la Passion, 2001, p. 67
4. Audanne Comment, « Des briques porteuses sur huit niveaux », TRACÉS 10/2022
5. Sa mise en œuvre a été rendue possible par la réalisation d’une appréciation technique d’expérimentation (ATEx), soit une procédure d’évaluation technique à l’initiative du Centre scientifique et technique du bâtiment français (CSTB) et formulée par un groupe d’expert·es, et permettant de premiers retours d’expériences concernant la mise en œuvre de procédés innovants. Il est préalable à un avis technique (AT).