Re­vi­si­ter l’ur­ba­nité dans la pente

Les quartiers lausannois de Riant-Mont et Boisy-Pierrefleur se distinguent par un caractère urbain qui conjugue forte pente et qualité des rez-de-chaussée. Décryptage d’un duo, dont la situation dans la pente a souvent été résolue par des considérations avant tout fonctionnelles, alors qu’elle est à même d’offrir une habitabilité accrue et des usages qualitatifs du sol urbain. 

Date de publication
14-07-2025
Clément Cattin
Architecte et assistant-doctorant Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) l’EPFL. Membre du projet de recherche «Reliefs urbains», initié par le Pr Emmanuel Rey
Martine Laprise
Collaboratrice scientifique au Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST)
Emmanuel Rey
Professeur de projet d’architecture à l’EPFL, directeur du Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) et associé du bureau Bauart à Berne, Neuchâtel et Zurich

La pente, qu'elle soit douce ou abrupte, est une caractéristique omniprésente des villes suisses. Au cours de l’histoire, les raisons qui expliquent la construction sur les flancs de colline oscillent entre représentation symbolique du pouvoir, position stratégique de défense ou conditions climatiques favorables. Investir la pente est aussi une réponse à la nécessité d’une croissance urbaine. À partir du 20e siècle, de nombreuses villes suisses voient leur tissu urbain s’étendre sur des coteaux éloignés de leur centre historique dense. Concomitant à l’essor de l’automobile, ce phénomène d’étalement a eu tendance à conférer aux secteurs en pente un caractère secondaire, tendanciellement monofonctionnel, pauvre en matière d’espaces publics et par extension, avare en activation des rez-de-chaussée.

Le défi de la pente

Dans la ville en pente, le sentiment d'urbanité se manifeste surtout aux endroits où la topographie est plane, l’horizontalité favorisant l'aménagement de places publiques et de grandes rues commerçantes. Inversement, une majorité de rez-de-chaussée en situation de pente sont résidentiels et, plus souvent qu’autrement, les rapports au sol et à la rue se résument à la gestion de l’accès, sans cohérence d’ensemble. La question de la pente et de sa condition particulière n’est pas perçue comme un thème urbanistique, mais comme l’une des nombreuses complexités à aborder lorsqu'on doit construire. 

Puisqu’il n’est ni possible, ni peut-être souhaitable, d’avoir des rez-de-chaussée actifs partout, il s’agit alors de saisir les opportunités offertes par les sites en pente pour varier les intensités urbaines, impliquant notamment une mixité fonctionnelle et des espaces publics adaptés. En particulier, les réflexions menées à l’échelle du quartier sont l’occasion d’intégrer le thème de la pente de manière qualitative et cohérente lors de la conception des rez-de-chaussée, afin de soigner les raccords intérieur-extérieur au-delà du seul enjeu technique de l'accès. Deux quartiers de Lausanne, représentatifs d’époques différentes, relèvent admirablement ce défi: Riant-Mont et Boisy-Pierrefleur1

Riant-Mont: la construction du sol

Immeuble résidentiel locatif de trois à cinq étages, la villa urbaine est un modèle particulièrement adapté à la pente grâce à son emprise spatiale réduite, qui offre une solution reproductible sur diverses déclivités. Rarement identiques, les villas urbaines sont une caractéristique forte de Lausanne: une grande partie de la ville est composée de ce tissu qui allie ordre non contigu, spatialité ouverte et densité2

Construit entre 1936 et 19433 par l’architecte Paul Mayor et l’ingénieur Mario Quinzani pour le compte d’une société immobilière, l’ensemble de Riant-Mont, composé de huit villas urbaines et d’un petit magasin, se distingue par sa conception qui s’étend à l’échelle du quartier4. À première vue, on remarque ces bâtiments installés sur la colline du Riant-Mont, en surplomb de la Riponne, qui s’adressent à la ville de manière à offrir vues et dégagements aux appartements. Toutefois, une observation attentive montre une composition savante de l’ensemble qui relève avant tout d’une approche paysagère, où l’implantation de chaque villa est aussi utilisée pour mettre en valeur les qualités spécifiques du site, révélées par le biais de la construction de ses sols et de l’aménagement des espaces ouverts entre les villas. Le quartier est ainsi modulé par une succession de terrasses délimitées par des murs de soutènement et murets qui unifient visuellement l’ensemble tout en offrant jardins en pleine terre appropriables, squares et aires de jeux d'où l'on peut profiter de la vue, reliés par une allée piétonne ombragée et un escalier urbain5. Le sol devient à la fois une extension extérieure des appartements des premiers niveaux par l’accès privatif aux jardins clos et un espace de rencontre du côté du square niché au centre du quartier. Les entrées élégantes donnant sur des cages d’escaliers vitrées sont habilement disposées en fonction des conditions topographiques. Elles permettent d’ancrer précisément les bâtiments au site,sans nécessairement correspondre à la façade principale des villas urbaines. Cette inversion permet un subtil équilibre entre adressage urbain et ouverture au paysage. Le sol soigneusement construit se vit comme un large rez-de-chaussée structuré par des seuils permettant à la fois leur habitabilité et intensité urbaine.

Boisy-Pierrefleur: l’adaptation à la topographie

Dans la période d’après-guerre, afin de répondre de manière efficiente à l’important besoin en logements, la Ville de Lausanne se dote d’un nouvel outil de planification urbaine: le plan de quartier. Se développent alors de grands ensembles pour lesquels, contrairement à certaines expériences dans les pays voisins, les architectes étaient très attentifs aux espaces verts et publics, aux accès et aux transitions6. En raison de la forte influence de la topographie lausannoise, la création de plans de quartiers restera à cette époque subordonnée au souci de valoriser le potentiel paysager d’un site7.

Construit à l’initiative de la Société coopérative d’habitation Lausanne (SCHL) entre 1959 et 1963 sur la base d’un plan de quartier conçu par Marc Piccard8, Boisy-Pierrefleur s’inscrit globalement dans cette logique: uniformité et répétition volumétrique, recherche d’un ensoleillement maximal avec la vue la plus favorable pour chaque appartement, plantation abondante entre les bâtiments. Dans l’ensemble, la composition rationnelle intègre la pente naturelle et ses plateaux. Cette implantation fait émerger une des complexités inhérentes à la construction en pente: la question du niveau de référence des bâtiments. Ici, plusieurs rez-de-chaussée dialoguent de manière variée avec la ville. On trouve d’abord au nord du chemin de Pierrefleur, un socle occupé par des petits commerces de plain-pied offrant un front urbain dont l’intensité est adaptée au quartier. Plus bas, inscrites précisément entre les chemins du Boisy et de Pierrefleur, une série de sept barres parallèles – perpendiculaire aux courbes de niveau – encadrent une succession de six squares végétalisés ouverts sur le grand paysage et perméables à la circulation piétonne. Les cages d’escalier sont accessibles latéralement depuis trois niveaux de sol différents depuis ces espaces ouverts9. Ces lieux de rencontre offrent aux résidents une transition entre la rue et leur logement. Enfin, on trouve au chemin du Boisy des locaux d’activité et des garages collectifs qui occupent des socles entre les bâtiments. Dans une logique de transition vers une société post-carbone, ces espaces sur rue dédiés à la voiture pourraient évoluer, comme le démontre la récente rénovation de trois barres par la SCHL. Par son implantation soignée, à la fois dans la topographie et la structure urbaine de Lausanne, accompagné d’une mixité cohérente, le quartier Boisy-Pierrefleur est un véritable morceau de ville auquel participent ses rez-de-chaussée. 

La nécessité de soigner l’urbanité

Concevoir des bâtiments sur des sites en pente renvoie à une variété de situations et à une complexité constructive accrue: cela impose à l’architecte de s’intéresser davantage à l’implantation du bâti et à son accroche au sol. Pour dépasser les simples questions d’accès et enrichir la conception de rez-de-chaussée dans la pente, les réflexions menées à l’échelle du quartier s’avèrent particulièrement pertinentes.

Revisiter des exemples existants, comme les quartiers de Riant-Mont et Boisy-Pierrefleur, montre que les manifestations d’urbanité dans la pente ont des intensités variées, parfois discrètes, mais toujours conçues avec soin. Certaines de ces stratégies peuvent servir d’éclairage aux défis contemporains et futurs de nos villes10. En offrant une diversification du caractère urbain, les reliefs revêtent ainsi un précieux potentiel qualitatif en termes de tranquillité, mutualité, habitabilité et perméabilité piétonne. Moyennant la préservation d’espaces en pleine terre, ces quartiers présentent en outre une situation favorable à la végétalisation et à l’adaptation aux changements climatiques. 

Notes

 

1. Une visite de ces deux quartiers a eu lieu lors d’une balade urbaine intitulée «Urbanity in Lausanne», dans le cadre du séminaire doctoral «NEIGHBORHOODS IN TRANSITION II. Potentials of urban slopes in a post-carbon perspective», organisé par le Laboratoire d’architecture et technologies durables à l’EPFL du 28 au 30 avril 2025.

2. B. Jacques et R. F. Pinto, Villa urbaine Urban Villa, Basel/Berlin/Boston, Birkhäuser, 2021.

3. La construction de Riant-Mont est plutôt tardive par rapport à l’émergence des villas urbaines qui commence à partir de 1850.

4. Précurseur pour son approche de conception à l’échelle du quartier, avant le recours par la Ville de Lausanne à l’outil «plan de quartier», Riant-Mont est reconnu pour sa cohérence urbanistique et a obtenu la note 3 au recensement architectural.

5. A. Guby, «L’architecte Paul Mayor (1906-1973): L’ensemble Riant-Mont à Lausanne», Monuments vaudois, vol. 11, 2021, p. 81-82.

6. Bruno Marchand, «Lausanne dans le contexte du second après-guerre», Commission d’information 179, juin 1997.

7. À l’instar des quartiers de Valency, Mont-Goulin, ou encore Le Pont des Sauges. S. Malfroy , «Die Landschaft als Stadtraum: das nordwestliche Lausanne mit den neuen Überbauungen Mont-Goulin, Boisy-Pierrefleur und le Pont des Sauges», Turicum, Schweizer Kultur und Wirtschaft, vol 5, 1994.

8. Il s’agit à l’époque de son premier « grand ensemble ». Les logements répondaient à son idéal de «donner à tous la possibilité de vivre une vie saine dans un logement salubre et bien adapté à ses besoins». Elle est propriétaire aujourd’hui de trois immeubles. À retrouver sur le site web de la Ville de Lausanne. 

9. Légèrement en contradiction avec ces principes, la récente rénovation et celles en cours visent entre autres à améliorer l’accessibilité de l’immeuble, notamment avec des entrées par les pignons donnant sur le chemin de Pierrefleur. Voir Stéphanie Sonnette, «Boisy, à l’os. Rénovation lourde de trois immeubles à Lausanne», TRACÉS, 20.02.2025.

10. Lire à ce sujet l’essai de Bruno Marchand dans «URBANITÉ HYBRIDE. Entre forme urbaine traditionnelle et transition écologique», Bâle/Berlin/Boston, Birkhäuser, 2024.

11. Le projet d’enseignement et de recherche «Reliefs urbains», initié par le Pr. Emmanuel Rey du Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) à l’EPFL, aborde ces thématiques.