Réin­ven­ter les rives ur­baines?

Dans un contexte de lutte contre le mitage du paysage, de dérèglement climatique et d’évolution de la place de l’eau dans la ville, une nouvelle ère s’amorce pour réinventer les équilibres entre les territoires urbains et les cours d’eau qui les traversent, respectivement les plans d’eau qui les jouxtent. Certaines rives urbaines se révèlent propices à envisager de nouveaux usages dans une relation renouvelée, en particulier lorsque ces secteurs stratégiques sont connectés à des réseaux de transports publics et présentent simultanément des potentiels de régénération urbaine. ­Au-delà des questions propres aux mesures techniques et territoriales, de multiples enjeux paysagers, urbanistiques et architecturaux questionnent la démarche projectuelle à adopter pour mieux inscrire les rives urbaines dans une perspective de transition vers la durabilité.

Date de publication
27-01-2022
Emmanuel Rey
Professeur de projet d’architecture à l’EPFL, directeur du Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) et associé du bureau Bauart à Berne, Neuchâtel et Zurich
Martine Laprise
Collaboratrice scientifique au Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST)

Une histoire multiséculaire

Force est de constater que les relations entre les établissements humains et les cours ou plans d’eau s’inscrivent dans une histoire multiséculaire. L’analyse de ces rapports spatiaux, socioculturels et fonctionnels entre en résonance avec toutes les grandes phases de l’histoire de l’humanité1. Elle met ainsi en exergue des interactions évolutives, imbriquées et sans cesse renouvelées. Dans le cadre des activités d’enseignement et de recherche menées au sein du Laboratoire d’architecture et technologies durables, cette évolution a été décortiquée pour aboutir à une lecture synthétique séquencée en cinq grands temps, qui sont autant de périodes de natures diverses et de durées différentes2.

Temps I

Le premier temps remonte à la Haute Antiquité, quand de multiples établissements pionniers, induits par les processus de sédentarisation, s’implantent sur des secteurs de rives. Cette proximité fournit des ressources alimentaires, favorise les transports par bateau et contribue aussi à des stratégies de défense. Emblématiques de cette période, les sites palafittiques préhistoriques autour des Alpes, inscrits au Patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 20113, constituent un ensemble remarquable de vestiges d’habitations lacustres implantées autour des lacs et des marais entre 5000 et 800 ans avant J.-C.4

Temps II

Le deuxième temps correspond à la période médiévale, qui se caractérise par l’apparition d’une certaine distanciation des villes par rapport aux rives. Elle est largement marquée par le développement défensif des cités médiévales, qui favorise plutôt des positionnements en hauteur et se traduit par la construction de remparts souvent imposants. L’insécurité liée aux crues et l’évitement des marécages insalubres renforcent cette logique d’éloignement.

Temps III

Le troisième temps démarre avec la première révolution industrielle, marquée dès son essor par une relation souvent utilitaire à l’eau. Non seulement de nombreux processus industriels nécessitent une proximité directe avec cette ressource, à l’instar de la sidérurgie, de la production textile, de la fabrication de papier, mais l’utilisation intensive de celle-ci se traduit simultanément par le développement d’importantes infrastructures énergétiques (centrales hydroélectriques ou nucléaires)5 et d’installations nécessaires à l’explosion du transport de marchandises (digues et canaux, plateformes logistiques, aires portuaires). Cet essor industriel impacte alors fortement les rives urbaines, qui en gardent encore aujourd’hui de multiples traces spatiales et physiques.

Temps IV

Le quatrième temps est lié à l’apparition d’un certain déclin au sein de territoires à caractère postindustriel, induit par la mondialisation des échanges, la délocalisation de nombreuses industries et les mutations technologiques. La vétusté et l’obsolescence de multiples sites productifs conduisent à l’apparition de friches, notamment fluviales et portuaires, ce qui se traduit à la fois par une mise à distance en termes d’usages et par une indifférence en termes de qualité spatiale.

Temps V

Le cinquième temps correspond à l’époque actuelle, marquée par une prise de conscience accrue des questions climatiques et écologiques. Dans une perspective de transition vers la durabilité, des processus de régénération urbaine et de renaturation des cours d’eau visent à expérimenter de nouveaux équilibres au sein des territoires urbains, basés sur des principes de cohabitation, d’adaptabilité, de symbiose et de résilience6.

Une dynamique contemporaine

Dans ce contexte, une floraison de projets territoriaux, urbains et architecturaux voit actuellement le jour à travers l’ensemble du continent européen. Cela concerne tant les grandes métropoles que des communes de taille plus modeste, qui voient dans la réinvention de leurs rives urbaines l’opportunité de régénérer des portions importantes de leurs territoires déjà urbanisés. La présence à proximité de l’eau de friches industrielles, d’infrastructures obsolètes ou d’aménagements opportunistes, dédiés par exemple au stationnement, au stockage ou au divertissement, permet d’envisager simultanément une nouvelle transformation des rives urbaines et la création de nouveaux quartiers durables7. En termes architecturaux, cela se traduit par l’opportunité d’offrir un nouveau destin à ces anciens lieux à caractère productif, en mettant en valeur leurs strates constitutives par de nouveaux usages8.

Pour les territoires concernés, l’intervention sur les rives urbaines favorise très souvent un important réaménagement des espaces publics, en intégrant de nouvelles pratiques liées aux enjeux de durabilité et de nouveaux usages pour la qualité de vie en milieu urbain. Le projet de réaménagement des Jeunes-Rives, en voie de réalisation au cœur de la ville de Neuchâtel, met en évidence la richesse mais aussi la complexité de ce type de projets, qui cristallisent souvent de fortes attentes de la part de la population.

Aujourd’hui, la question de l’aménagement des rives urbaines entre également en forte résonance avec celle de l’adaptation au changement climatique au sein des territoires urbains. Au carrefour de multiples enjeux de durabilité, ce type de démarche peut en effet avoir un apport décisif en termes de trames verte et bleue au cœur des quartiers en transition. C’est en particulier le cas lors de la remise à ciel ouvert de rivières souterraines, qui ont été canalisées lors des temps précédents. C’est précisément la problématique abordée par le projet de recherche « Maillages fertiles », qui vise à explorer le potentiel de nouveaux espaces publics végétalisés en tant qu’interfaces polyfonctionnelles et activateurs de durabilité au cœur de quartiers en transition. Il prend le projet « Espaces Rivières » au sein du périmètre Praille-Acacias-Vernets (PAV) à Genève comme étude de cas et support d’investigations9.

Quelle que soit l’échelle d’intervention, la réinvention contemporaine des rives urbaines se révèle une démarche complexe et multidimensionnelle. Mais, dans un contexte de dérèglement climatique et d’urbanisation vers l’intérieur, elle représente indéniablement une opportunité pour contribuer à la transition des territoires urbains et pour concilier l’intensification du bâti et la qualité du cadre de vie. Cela implique la mise en œuvre d’approches intégratives, susceptibles de fédérer une grande diversité d’acteurs autour d’une dynamique commune, mais aussi de partager un imaginaire culturel lié au fait de vivre à proximité de l’eau. Ou, comme l’évoque Serge Joncour dans son roman distingué par le Prix Interallié en 2016, « En ville, le fleuve, tout part de lui et tout y retourne, comme une rivière à la campagne, c’est l’origine même des lieux de vie »10.

Article de cadrage issu du premier cahier tiré à part présentant les actes du Forum des Transitions urbaines, qui s’est tenu le 3 septembre 2021 à Neuchâtel.

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Notes

 

1. Lensel B. et Morandeau V., «L’eau et la ville: je t’aime moi non plus», Techni.Cités, 2015, no 265, pp. 27-32

 

2. Voir en particulier le site rhodanieurbaine.ch

 

3. Suter P. J. et al., Sites palafittiques préhistoriques autour des Alpes. Dossier de candidature au Patrimoine mondial de l’UNESCO, 2009

 

4. Fath B. et al., Sites palafittiques préhistoriques autour des Alpes. Bâle: International Coordination Group UNESCO Palafittes, 2019

 

5. À la fin du 19e siècle, l’eau est ainsi qualifiée de «houille blanche», en référence explicite à son utilisation pour la production d’énergie hydroélectrique à des fins industrielles.

 

6. Mahaut V., L’eau et la ville, le temps de la réconciliation. Jardins d’orage et nouvelles rivières urbaines. Louvain-la-Neuve : Université catholique de Louvain, Thèse de doctorat (sous la direction d’A. De Herde), 2009

 

7. Rey E. et Lufkin S., Des friches urbaines aux quartiers durables. Lausanne : PPUR, coll. Le Savoir suisse, 2015

 

8. Rey E., Laprise M., Lufkin S., Neighbourhoods in Transition. Brownfield Regeneration in European Metropolitan Areas. Londres: Springer, 2021

 

9. Piloté par le LAST, le projet de recherche «Maillages fertiles» est en cours de réalisation, en partenariat avec la Direction Praille Acacias Vernets (DPAV) de l’État de Genève.

 

10. Joncour S., Repose-toi sur moi. Paris: Éditions Flammarion, 2016