Mu­har­raq, perle des ar­chi­tectes

Loin de tout exotisme arabisant, l’île de Muharraq à Bahreïn résonne aujourd’hui comme un haut lieu de la production architecturale contemporaine. Quelques architectes, chefs de file de leur génération, y produisent des objets très regardés. Ces interventions
font partie d’un vaste projet de revitalisation de la ville intitulé Pearling Path. Noura Al Sayeh, architecte à la tête de ce projet singulier, revient pour nous sur sa genèse et ses développements actuels.

Date de publication
14-11-2019

Au début des années 1930, Muharraq était encore la capitale de Bahreïn et le centre mondial de l’économie perlière. Dans les décennies suivantes, avec le développement des perles de culture et la découverte des ressources pétrolières et gazières dans la région du golfe Persique, la ville tombe en déshérence au profit de sa puissante rivale, Manama. Elle se vide de ses habitants qui émigrent massivement vers de nouveaux pôles économiques et se peuple de travailleurs immigrés, vivant dans des conditions souvent modestes. Abandonné, le tissu architectural de Muharraq se dégrade. Mais paradoxalement, la ville conserve sa substance urbaine. Les tracés et gabarits des rues, la proportion des vides et des pleins, les modes constructifs ont été très peu modifiés.

À partir des années 1970-1980, et alors que l’expansion urbaine dans les pays du Golfe devient exponentielle, comme un peu partout dans le monde, les politiques des villes sont marquées par un regain d’intérêt pour les centres anciens et une prise de conscience de leur valeur, autant patrimoniale que touristique. Muharraq demeure dans l’oubli jusqu’aux années 2000. En 2012, la tradition perlière bahreïni est inscrite en tant que bien culturel du patrimoine mondial de l’UNESCO. La sauvegarde des bâtiments et la revitalisation du tissu social de Muharraq, intimement liés à la tradition de la perliculture, deviennent alors un enjeu majeur. En s’appuyant sur cet héritage historique, le Ministère de la culture du royaume lance le Pearling Path, Testimony of an Island Economy, un ambitieux programme dont le but est de repeupler la ville et de développer le tourisme culturel. Plusieurs projets de réhabilitations, de réalisations d’espaces et d’équipements publics sont engagés.

Lire une courte description du projet

Depuis quelques années, à Muharraq, bon nombre de ces projets ont été réalisés par des architectes, dont les noms résonnent bien au-delà de la petite ville bahreïni: OFFICE Kersten Geers David Van Severen, Studio Anne Holtrop, mais encore Valerio Olgiati, Christian Kerez ou Leopold Banchini (ancien associé de Bureau A) – beaucoup enseignent en Suisse donc. Les dimensions et les programmes des projets contrastent dans le paysage architectural régional, où tabula rasa, appétence pour le gigantisme, désir effréné de modernité et architectures-spectacles réalisées par des stars de l’architecture mondiale sont devenus la norme. Récemment, le programme Pearling Path a remporté le prestigieux Prix Aga Khan. De plus en plus de jeunes architectes font le voyage pour voir et étudier l’architecture contemporaine. Est-elle en train de devenir un modèle? En cela, l’exception Muharraq mérite qu’on s’y arrête. Noura Al Sayeh, architecte et directrice du Pearling Path auprès du Ministère de la culture a suivi son évolution, depuis ses débuts jusqu’à sa reconnaissance récente.

Tracés: Avec Leopold Banchini, vous avez récemment livré la House for Architectural Heritage, un bâtiment dédié aux archives de l’architecte anglais John Yarwood. Qui était-il ? Et en quoi était-il important pour Muharraq?
Noura Al Sayeh:
Durant les années 1980, John Yarwood était employé au Ministère du logement de Bahreïn. En parallèle de son travail pour le gouvernement, par passion pour Muharraq, il a passé beaucoup de temps à y faire des relevés de bâtiments traditionnels et dresser des cartes de la ville. Lorsqu’il a quitté Bahreïn à la fin des années 1990, Yarwood a fait don de ses dessins à Shaikha Mai bint Mohammed Al Khalifa, la fondatrice du Centre pour la Culture et la Recherche Shaikh Ebrahim bin Mohammed Al Khalifa. En 2006, le Centre a publié un important livre récapitulant les dessins de Yarwood. Même si nous avons réalisé depuis des études plus approfondies sur les techniques architecturales traditionnelles, cet ouvrage reste encore aujourd’hui le plus grand relevé urbain de Muharraq.

Quel a été le point de départ du projet Pearling Path?
Traditionnellement, à Muharraq, il y avait beaucoup de majlis, des lieux de rencontres et de discussions où se retrouvaient des intellectuels et des savants venant de tout le monde arabe. Dans les années 2000, Shaikha Mai bint Mohammed Al Khalifa, future ministre de la culture de Bahreïn (2010-2014), décide de rouvrir un de ces centres pour raviver cette tradition arabe, créer un nouveau lieu culturel et essayer de ramener les habitants – au moins leurs intérêts – à Muharraq. Le Centre pour la Culture et la Recherche Shaikh Ebrahim bin Mohammed Al Khalifa ouvre en 2002. On peut dire que c’est le début du projet.

On associe souvent les projets dans les pays de la région à des grandes infrastructures, des îles artificielles, des tours gigantesques… À Muharraq, l’échelle des interventions et l’attitude envers le contexte semblent plus modestes. Le contraste interpelle, fascine aussi...
Ces deux attitudes sont juxtaposées, y compris à Bahreïn et sur l’île de Muharraq. Ce contraste est peut-être fascinant au premier coup d’œil, mais il est surtout inquiétant, car il reflète les situations de deux mondes qui se côtoient mais ne se parlent pas.

Actuellement, quelles sont les profils socio-économiques des habitants de Muharraq?
Même s’il y en avait plus avant, il y a encore des Bahreïnis qui habitent en ville. Il y a aussi beaucoup de main-d’œuvre étrangère qui vit dans des conditions d’insalubrité liée à l’instabilité des bâtiments. C’est une question très délicate et complexe. La priorité absolue est de garantir la sécurité des habitants en réparant les constructions vétustes. L’autre priorité est la sauvegarde du patrimoine. Parfois, les temporalités entre ces deux exigences ne sont pas les mêmes.

Redoutez-vous le phénomène de gentrification?
C’est bien sûr l’un des enjeux principaux du projet. L’objectif est de maintenir toutes ces couches de population dans la ville. Contrairement aux autres pays de la région, à Bahreïn, il n’y a pas, ou très peu, de camps d’ouvriers apparus avec les grands projets immobiliers. La population indienne, par exemple, a une très longue histoire locale.

Parmi les projets récemment livrés, il y a des équipements culturels et des espaces publics. Pas de logements?
Je travaille pour le Ministère de la culture et non pour celui du logement. Mais, en ce moment, nous sommes en train de travailler en collaboration sur un projet d’habitat social situé en vieille ville.

Lorsqu’on passe en revue les architectes qui travaillent en ce moment à Muharraq, on constate qu’il n’y a pas d’architectes locaux. Pour quelles raisons?
Au début du projet, on nous a beaucoup reproché de ne pas travailler avec des architectes locaux. Il y a plus de dix ans, lorsqu’on a commencé le travail, il y avait deux types de postures : d’un côté, les projets gigantesques d’îles artificielles gagnées sur la mer et pensées ex nihilo, de l’autre, une tendance architecturale arabisante nostalgique. Entre les deux, il n’existait pas une démarche profondément contemporaine et qui sache prendre en compte le contexte. Bien plus que la provenance des architectes, ce qui nous intéresse c’est l’inscription du bâtiment dans le tissu urbain et économique de la ville ou encore la manière dont il intègre les matériaux et les savoir-faire locaux.

Pour l’Exposition universelle de 2015 à Milan, nous avions organisé un concours entre cinq concurrents. Trois étaient issus de la région, deux étaient étrangers. C’est le projet d’un architecte qui n’avait jamais mis les pieds à Bahreïn qui a été choisi. Le projet d’Anne Holtrop a donné à voir ce que pourrait être un bâtiment contemporain à Bahreïn aujourd’hui – il se trouve à Muharraq. Il fait partie d’un ensemble de bâtiments réalisés par d’autres professionnels venant de partout. On commence à percevoir un changement d’attitude. De jeunes architectes de Bahreïn et d’ailleurs viennent aujourd’hui visiter la ville.

Comment ont-ils été choisis?
Avant de travailler sur le Pearling Path, je travaillais déjà au Ministère de la culture. Une section s’occupait du patrimoine et une autre était orientée vers les projets contemporains. J’étais chargée de la seconde. C’est alors que j’ai commencé à m’intéresser à ces architectes relativement jeunes. Bien qu’ils aient peu construit pour la plupart, on pressentait qu’ils pouvaient avoir un propos intéressant. On a décidé de les mandater en leur donnant une relative liberté dans l’interprétation du programme et la compréhension du site. Il nous arrive régulièrement de changer les projets, même après le dépôt des autorisations de construire.

Que ce soit dans le processus de sélection des architectes, de décision et d’élaboration des projets, vous semblez bénéficier d’une grande liberté d’action. Comment l’expliquez-vous?
C’est vrai. Cette relative liberté s’explique pour deux raisons qui nous différencient des autres pays de la région. D’abord, nous avons nettement moins de moyens, ce qui nous pousse peut-être à être plus inventifs dans le choix des programmes. Ensuite, nous sommes moins tenus par des enjeux nationaux de promotion touristique. Nous ne sommes donc pas amenés à travailler avec des agences de marketing urbain et des architectes-stars sur des programmes muséaux pharaoniques, autant de conditions qui, à mon avis, ne permettent pas de donner un espace propice à l’expérimentation architecturale.

Noura Al Sayeh est architecte et directrice du Pearling Path auprès du Ministère de la culture bahreïni.

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