Lois sur l’amé­na­ge­ment du ter­ri­toire: en­tre­tien à Jean-Mi­chel Go­bat

Propos recueillis par Tania Perret

À l’occasion de la sortie de son dernier livre, nous avons pu discuter avec le pédologue Jean-Michel Gobat. En répondant à nos questions, il dresse un portrait de l’état des sols suisses et met en évidence le manque de référence à la qualité des sols dans les lois sur l’aménagement du territoire

Date de publication
17-06-2019

espazium.ch: Dans quelle mesure les lois suisses portant sur l’aménagement du territoire sont-elles suffisantes pour assurer la protection des sols?
Jean-Michel Gobat : Comme toutes les lois fédérales, celles concernant l’aménagement du territoire, notamment la LAT, ne tiennent pas suffisamment compte de la grande diversité paysagère et pédologique de la Suisse. D’une part, cela semble normal, car il ne peut y avoir qu’un seul « droit fondamental » ; de l’autre, au moment d’appliquer les lois fédérales, les cantons souhaiteraient souvent pouvoir nuancer les directives, ce qui est parfois possible via des lois cantonales.

Ainsi, pour la protection des sols, les différentes régions du pays sont confrontées à des atteintes diverses, allant d’une forte érosion des sols de cultures intensives du Plateau ou de pistes de ski en altitude à des sols urbains pollués ou à la perte de matière organique dans les sols tourbeux. Cette diversité paysagère et pédologique, conséquence des mesures de protection des sols variant selon les cantons, fait que de nombreuses lacunes subsistent et que la protection des sols n’est pas assurée de manière satisfaisante partout.

En plus de cette diversité, une faiblesse majeure subsiste dans les lois sur le développement territorial : le manque de référence à la qualité du sol. La protection des sols est avant tout quantitative et demande une « utilisation mesurée », à savoir le maintien de surfaces d’assolement suffisantes pour garantir un taux le plus élevé possible d’auto-approvisionnement agricole. 

En Suisse, les votations sur l’aménagement du territoire sont de plus en plus récurrentes. Les gens ont-ils compris la valeur du sol et des ressources qu’il offre?
On observe clairement une plus forte sensibilité des gens envers la nature en général, mais pas forcément envers la valeur du sol et de ses ressources. Cette sensibilité date selon moi de la forte médiatisation des dégâts causés par la pollution des eaux dans les années 1970. Il s’agit d’un processus très lent, qui mûrit peu à peu et s’accélère lors de « coups de boutoir », souvent sans liens écologiques directs entre eux. Je pense par exemple à la catastrophe de Tchernobyl en 1986, au tsunami en Asie du Sud-Est de 2004, ou encore aux crues dévastatrices de 2005 et 2013 dans les Alpes. Toutefois, le changement climatique, la chute de la biodiversité et l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère me semblent avoir aidé à une prise de conscience collective, que j’espère durable !

La sensibilisation envers la valeur et la protection du sol progresse difficilement. Pourtant Charles Darwin ne disait-il pas que le ver de terre est probablement l’animal vivant le plus important sur Terre ? Mais qui s’en souvient ? Le grand « défaut » du sol est d’être invisible – à la différence des poissons morts flottant dans les rivières infectées –, même en observant un profil de sol pollué, personne ne peut voir les métaux lourds ou les pesticides accumulés.

Concernant le futur des sols, l’exploitation menée actuellement en Suisse vous semble-t-elle durable?
La réponse doit être nuancée en fonction des usages, des paysages, des cantons. Dans l’ensemble, la situation des sols forestiers, où les coupes rases étaient légion, s’est nettement améliorée au 21e siècle. Au début du 20e, on avait réglementé plus sévèrement l’exploitation sylvicole – notamment dans les forêts de protection – et garanti les surfaces forestières. On en récolte les fruits actuellement, puisqu’il faut au minimum 100 ans pour qu’une forêt se rétablisse durablement ! De plus, certains cantons, comme Neuchâtel, ont appliqué depuis longtemps une sylviculture proche de la nature, exploitant les forêts près de leur potentiel spontané et ne recourant que rarement à des plantations. Globalement, les sols forestiers en Suisse sont gérés de manière durable.

Il en va différemment des sols agricoles, dont l’exploitation actuelle n’est généralement pas durable en ce qui concerne les cultures. Les sols agricoles du Plateau suisse sont d’anciens sols forestiers défrichés, l’agriculture vit sur de l’humus accumulé durant des millénaires par la forêt. Or, ce capital d’humus diminue en raison de l’exportation hors champ de produits agricoles. Les restitutions par les amendements (lisier, fumier) sont généralement insuffisantes. Cette diminution s’est accélérée dès 1950 en raison de la surexploitation des sols et des effets négatifs des excès d’engrais et de produits sanitaires. Ceux-ci altèrent, voire détruisent la faune et la microflore du sol, dont les effectifs chutent et ne parviennent plus à fabriquer suffisamment d’humus pour maintenir les stocks. Et qui dit stocks dit volumes ! Les lois protègent l’aire des sols mais ne tiennent pas compte de leur épaisseur, qui est pourtant primordiale à leur fonctionnement : comment, par exemple, établir des scénarios sur les futurs besoins en eau des sols, dans un contexte climatique différent, sans pouvoir estimer les réservoirs hydriques ? La clé de la survie puis du rétablissement des sols agricoles est la suivante : redonner au sol, dans son volume, des qualités lui permettant d’abriter à nouveau les organismes vivants capables de garantir son fonctionnement durable. La plupart des sols agricoles de prairies naturelles et de pâturages sont certes aptes à ce bon fonctionnement, mais on ne peut pas mettre du pâturage partout !

Quant aux sols urbains, on ne s’en préoccupe que depuis quelques décennies et on en sait que très peu sur leur activité biologique. Il est donc difficile de parler de durabilité à leur sujet. En ville, ils forment souvent de petites taches isolées les unes des autres – parcs urbains, jardins potagers, arbres isolés, vieux murs moussus –, les obstacles aux échanges de faune entre eux sont insurmontables pour un ver de terre ! Ces échanges sont pourtant indispensables au brassage génétique et au développement des populations animales. Il faudrait appliquer à la ville le principe des réseaux écologiques qui se mettent en place désormais dans les campagnes, en imaginant des « passages verts » à travers les chaussées, les places, voire les bâtiments, et en évitant de sceller complètement les sols par de l’asphalte ou du béton. On y gagnerait aussi dans la régulation du climat urbain, dont on sait qu’il est fortement dépendant du type de couverture du sol ou des toits (lithosols de toiture).

En conclusion, je crois que la Suisse a toutes les cartes en main pour garantir une exploitation durable de ses sols. Les excellents rapports de synthèse du Programme national de recherche « Utiliser la ressource sol de manière durable » (PNR 68) (voir article p. 6) fournissent tant les bases scientifiques pour connaître la situation des sols que les outils pour parvenir à cette utilisation durable. Les scientifiques ont fait leur boulot ! La balle est désormais dans le camp des hommes politiques, qui doivent prendre les décisions adéquates pour soutenir les utilisateurs des sols dans cette indispensable transition vers leur exploitation durable, quel que soit l’usage.

Sols et paysages, Jean-Michel Gobat et Claire Guenat

Révéler le sol en partant des paysages qui le recouvrent : voici la méthode proposée par Jean-Michel Gobat et sa collaboratrice Claire Guenat, dans Sols et paysages. Privilégiant une approche scientifique, ils ont sélectionné 12 paysages à travers la Suisse occidentale, un territoire empreint de topographies variant entre la plaine et la haute montagne, pour analyser les sortes de sol qui se côtoient dans un même environnement. Ce travail de recherche leur a permis d’établir un répertoire comprenant plus de 50 types de sols, illustrés à chaque fois par un exemple concret et pouvant servir comme référence pour la qualification d’autres terrains en Europe centrale. À cet inventaire s’ajoute une étude sur les fonctions et usages possibles des sols en général, que ce soit dans un contexte agricole, viticole, forestier ou urbain. Un livre technique mais facile à manier, qui documente des recherches n’ayant jamais été présentées sous cette forme auparavant et sensibilise sur la nécessité de connaître et protéger les sols.

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