Le­çon de Los An­geles

Propos recueillis par Mounir Ayoub

Les architectes californiens Frank Escher et Ravi GuneWardena ont été professeurs invités à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) en 2016 et 2017. Ils reviennent pour Tracés sur les cheminements des influences, des modèles et des hommes entre Los Angeles et la Suisse.

Date de publication
05-04-2018
Revision
05-04-2018

Parallèlement à leur production de maisons individuelles neuves et de scénographies d’expositions, Frank Escher, diplômé de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (Epfz) et Ravi GuneWardena, diplômé de Cal Poly Pomona en Californie, se sont fortement impliqués dans la restauration d’icônes de l’architecture moderne californienne. Parmi leurs travaux, on retrouve la restauration de la Chemosphere House (John Lautner, 1960), la conservation de la Eames House (Ray & Charles Eames, 1949) conjointement avec le Getty Conservation Institute, la réalisation d’une exposition en collaboration avec l’artiste Stephen Prina sur le mobilier de Rudolf Schindler présentée à Vienne en 2011 puis à Los Angeles en 2013. Ils sont actuellement les architectes d’exécution de la maison d’hôtes de la Harpel House dessinée par Lautner en 1958.

En 2016 et 2017, les deux associés ont été invités par le Laboratoire des techniques et sauvegarde de l’architecture moderne (Tsam) à enseigner le projet d’architecture à l’Epfl. Leur enseignement était alors construit à partir et autour de l’héritage de la modernité architecturale californienne.

A posteriori, comment évaluer le degré de diffusion des influences entre l’Europe et les Etats-Unis, plus spécifiquement entre la Suisse et Los Angeles ? Que nous apprend la métropole californienne sur notre propre appréciation de notre héritage architectural et urbain ? Que représente encore Los Angeles pour les architectes helvétiques ? Ces interrogations ont nourri, épisodiquement, les idées architecturales en Suisse. Questionnés sur leur pratique professionnelle à Los Angeles et leur expérience pédagogique en Suisse, les deux associés entretiennent ces réflexions et y apportent quelques réponses.

Tracés : Frank, après avoir étudié à l’Epfz, vous êtes parti travailler à Los Angeles. Qu’est-ce qui pousse un jeune architecte suisse à partir en Californie ?

F. E. : Dans mon cas, c’est un projet – une maison pour des membres de ma famille – qui m’a conduit à Los Angeles, environ un an après la fin de mon diplôme à l’Epfz. J’ai été amené à rester en raison de différents événements : l’édition d’une monographie sur John Lautner, la supervision des archives Lautner avant leur acquisition par le Getty, la collaboration avec Valerio Olgiati avant son retour en Suisse et mon association avec Ravi GuneWardena depuis 1996.

A votre arrivée en Californie, vous avez d’abord travaillé sur John Lautner. Il a été en quelque sorte votre porte d’entrée dans l’architecture californienne. Vous avez ensuite écrit un livre sur lui, qui a contribué à sa visibilité et à sa notoriété en Europe. Qu’est-ce qui vous a fasciné chez lui ?
F. E. : C’est d’abord sa manière de façonner l’espace. Notre collègue, l’historien Nicholas Olsberg, a comparé Lautner à un potier, qui façonne le récipient, les bords, donnant ainsi forme à un espace clos. L’autre chose qui me fascine, venant de Suisse, un pays où la construction est centrale dans la réflexion sur l’architecture, c’est justement sa maîtrise de la culture constructive, des matériaux, des détails – dans un territoire qui, en général, y accorde peu d’attention. Enfin, c’est ma recherche sur Lautner qui m’a permis de mieux comprendre l’histoire de l’architecture à Los Angeles.

En tant qu’enseignant, en quoi Los Angeles et son patrimoine architectural moderne peuvent-ils intéresser les étudiants suisses?
F. E. et R. G. : Los Angeles a une histoire architecturale courte mais complexe. Cette ville a été un lieu d’expérimentation, un laboratoire de l’architecture du 20e siècle, avec un tissu bâti d’une grande richesse. Il est possible d’étudier, presque côte à côte, des réalisations d’architectes comme Frank Lloyd Wright, Rudolf Schindler, Richard Neutra, John Lautner, les architectes du Case Study House Program, et des dizaines d’autres, moins connus mais tout aussi intéressants. Nous avons été spécifiquement invités par le Tsam pour présenter aux étudiants ce chapitre particulier de l’histoire architecturale, qui est au cœur du canon de l’histoire architecturale du 20e siècle.

Notre objectif était de permettre aux étudiants d’avoir accès à des œuvres modernistes majeures et de concevoir des projets dans le contexte de l’histoire architecturale récente, de voir comment faire le pont entre la conception et la recherche, et de réfléchir à la façon dont le soin et l’implication envers l’histoire et le tissu existant façonnent le travail des architectes aujourd’hui, tant dans un cadre universitaire que dans la pratique.

Vous avez travaillé sur des réalisations importantes de l’architecture moderniste californienne. Quelle serait selon vous la spécificité du modernisme californien, comparé à celui de la côte Est et de l’Europe?
F. E. et R. G. : Il est important de rappeler que Los Angeles est une ville relativement jeune et qu’elle s’est développée à une époque où la plupart des villes de la côte Est américaine et d’Europe étaient congestionnées, manquaient d’infrastructures adéquates et étaient plus ou moins inhabitables – à moins d’appartenir à une certaine catégorie socio-économique. Les architectes qui ont construit Los Angeles dans la première moitié du 20e siècle avaient conscience de ces conditions urbaines, celles-là même qui conduisaient des architectes européens aux propositions radicales de démolir certaines villes anciennes, comme Paris ou Zurich, pour y reconstruire des cités nouvelles. Ils étaient également au fait des réflexions visant à remédier au malaise de la ville, qui ont été développées à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle : les lois strictes de zonage visant à séparer la vie du travail, les projets pour réduire la densité, la cité-jardin d’Ebenezer Howard (1898/1902), ou la cité linéaire proposée par l’urbaniste espagnol Soria y Mata (1882). Tous ces concepts ont trouvé leur chemin jusqu’à Los Angeles et ceci, plus que tout, a conduit à une forme d’expression particulière de cette nouvelle ville.

Le portfolio Wasmuth de Frank Lloyd Wright publié en 1910 marque un moment charnière dans l’histoire des « échanges » entre l’Europe et les Etats-Unis. Richard Neutra et Rudolf Schindler (élèves d’Adolf Loos et d’Otto Wagner à Vienne), fascinés par ce portfolio, émigrent aux Etats-Unis et vont travailler chez Wright lors de sa période californienne. Avec le recul, quels seraient les éléments de l’architecture de Wright – l’Américain – qui ont nourri le discours et l’architecture moderne européenne ?

F. E. et R. G. : En 1946, Mies a écrit que la « rencontre (avec le portfolio Wasmuth) était destinée à montrer à quel point il a été important dans le développement de l’architecture en Europe » et que l’œuvre de Wright a « stimulé toute une génération » d’architectes européens. Ceux-ci ont découvert dans l’œuvre de Wright de 1910 une architecture dépouillée d’ornement ; ils y ont vu une honnêteté dans l’expression des matériaux, un espace intérieur unifié, de grandes fenêtres horizontales qui, à travers leur regard, deviendraient des fenêtres en bandeau, ainsi que des plans horizontaux avec de vastes travées en porte-à-faux et une disparition des limites entre intérieur et extérieur.

Un autre ouvrage essentiel, publié en 1927, est Wie Baut Amerika ? de Richard Neutra. Sa réception en Europe repose pour une grande part sur la critique de Henry-Russell Hitchcock en 1928. Hitchcock parle de Neutra, le confondant avec Schindler, comme du « collaborateur autrichien de Frank Lloyd Wright lors de la construction de l’Hôtel impérial de Tokyo », et comme de « l’architecte, aujourd’hui américain, qui accomplit le travail [de Wright] dans la partie occidentale du pays » et, enfin, omettant complètement Schindler, comme « le seul héritier de Wright formé à l’étranger ». L’omission de Schindler annonce son exclusion de l’International Style Exhibition de 1928. Les erreurs historiques d’Hitchcock sont peut-être dues à Neutra lui-même qui se présentait souvent comme un collaborateur important de Wright (alors qu’en réalité, il n’avait travaillé avec lui que quelques mois) et même comme le successeur du grand maître.

Wie Baut Amerika ? est rapidement devenu l’un des manifestes architecturaux américains les plus importants et les plus influents en Europe, connu et lu par le grand public. Neutra fut, à tort, décrit comme un architecte de gratte-ciel majeur. En réalité, à cette époque, il n’avait réalisé que quelques petits projets en Californie. Des architectes européens, comme Mies, ont vu dans sa Lovell Health House (1929) « la représentation parfaite des principes de base du plus pur fonctionnalisme. »1

Selon vous, quels ont été les apports de Neutra et de Schindler, mais aussi d’Albert Frey – les Européens – à l’architecture californienne ?

F. E. et R. G. : Il est difficile d’envisager ces trois architectes ensemble : ils ont chacun été influencés par des idées différentes et ils n’ont pas eu la même influence sur l’architecture californienne. Si Neutra avait une admiration et un intérêt prononcés pour la construction industrielle, Schindler s’intéressait beaucoup plus à des questions d’architecture plus essentielles, comme la grotte par rapport à la tente, la construction à partir de et avec la terre. Ce sont des idées qu’il avait déjà formulées à Vienne en 1912 dans son manifeste Moderne Architektur : Ein Program. L’influence de Frey, faible comparée à celles des émigrés autrichiens, a surtout été régionale. À l’exception de la maison Aluminaire de 1931, construite pour une exposition en collaboration avec Lawrence Kocher à Long Island, à New York, la plupart de ses réalisations se trouvent dans la ville désertique californienne de Palm Springs, où la maison Aluminaire est aujourd’hui en cours de reconstruction.

Lorsqu’on regarde les pionniers de l’architecture moderne en Californie et leurs réalisations, on voit qu’ils se sont inspirés de multiples sources. Chez Irving Gill, la pureté et la blancheur des volumes semblent inspirées de l’architecture du sud de l’Europe ; chez les frères Greene, l’influence des Arts and Crafts se conjugue à une esthétique japonisante. L’architecture californienne ne peut-elle être perçue comme un mélange de toutes ces influences : européanisme, japonisme… Ou bien est-elle autre chose ?

F. E. et R. G. : La Californie est géographiquement et historiquement liée à des mondes différents : l’Asie orientale – le Japon et la Chine – à travers le Pacifique, d’où sont arrivés des milliers d’immigrants qui ont apporté avec eux leur culture visuelle, et les anciens territoires coloniaux espagnols. La Californie a d’abord fait partie de la Nouvelle-Espagne, puis du Mexique, jusqu’à ce qu’elle intègre les Etats-Unis en 1850. Dans le meilleur des cas, ces deux langages reflètent l’existence d’histoires et de cultures particulières. Mais ils représentent aussi un acte d’appropriation culturelle, un intérêt pour l’exotique, une forme d’esthétisation. La maison Hollyhock de Frank Lloyd Wright (1919/1921) illustre cela peut-être mieux que n’importe quel autre bâtiment : si la masse est influencée par une architecture maya imaginaire, les intérieurs doivent davantage à ses voyages au Japon, ainsi qu’à son intérêt et à sa collection d’estampes et d’artefacts japonais.

D’autres sources d’inspiration sont issues de l’architecture européenne – idéalisée, stylisée, imaginée ou simplement inventée – et des traditions amérindiennes. Schindler, en particulier, était un fin observateur d’une culture indigène de la construction qui entrait en résonance avec ses propres idées. Les voyages de Schindler dans le sud-ouest, tels qu’il les a représentés dans ses carnets de croquis, marquent une sensibilité nouvelle aux influences de l’Amérique. L’intérêt de Neutra pour le Japon et le voyage qu’il y a fait au printemps 1930, avant sa tournée en Europe pour présenter sa Lovell Health House, ont eu une grande influence sur ses idées de définition de l’espace et de la relation entre intérieur et extérieur. Quant à Gill, il est souvent, à tort, comparé à Loos : les sources de Gill et de son évolution vers un modernisme dépouillé se trouvent dans l’architecture indigène et coloniale espagnole du sud-ouest américain.

On peut certainement voir l’architecture californienne comme un creuset où se mêlent ces différents courants culturels qui ont rendu possible une forme d’éclectisme.

Il y a eu des échanges d’idées architecturales et d’architectes entre la Suisse et Los Angeles. Siegfried Giedion a cherché dans la métropole américaine une sorte d’archéologie rétrospective pour le modernisme. Je pense aussi aux critiques d’architecture suisses et aux professeurs de l’Epfz, comme André Corboz ou Stanislaus von Moos. Quant aux architectes, il y a bien sûr Albert Frey, Kurt Meyer, ou encore vous-même, Frank, qui travaillez là-bas. Comment expliqueriez-vous cette fascination/attraction pour Los Angeles ? Est-elle toujours d’actualité?
F. E. : Il n’est pas sûr que l’on puisse trouver un mouvement consistant ou même homogène entre la Suisse et Los Angeles. Ce qui rend Los Angeles intéressante à mes yeux est la confluence d’une histoire architecturale extraordinaire et d’un univers d’art contemporain important.

Les gens se sont toujours intéressés à Los Angeles pour différentes raisons : pour les modernistes, elle était la nouvelle ville expérimentale ; aujourd’hui, elle illustre tous les écueils de la ville moderniste. Il faut se rappeler que Los Angeles s’est d’abord développée, non comme une ville pour les automobiles, mais comme une vaste ville ferroviaire, toujours en expansion. Or ce système ferroviaire a systématiquement et tragiquement été démantelé dans les années 1950, lorsque la mobilité privée et individuelle a été considérée comme le moyen de transport le plus important et le plus prisé. L’immensité de la ville et la croissance de sa population se traduisent par une circulation étouffante. La ville est maintenant confrontée à d’immenses problèmes : le développement incontrôlé de logements spéculatifs et à but lucratif, principalement par des promoteurs privés, a conduit à une pénurie effarante de logements abordables et à une véritable crise du logement.

Ce qui est plus important que les mouvements entre la Suisse et les Etats-Unis, ce sont les leçons que l’on peut en tirer. Quelles idées, le cas échéant, peuvent être synthétisées à partir de leur diffusion dans les deux endroits ? Quelles sont les expressions qui en résultent?

Traduit de l’anglais par Sophie Renaut

Depuis 1996, les architectes et enseignants Frank Escher et Ravi GuneWardena dirigent le bureau EscherGuneWardena à Los Angeles. En 2017, est paru chez Birkhaüser Clocks and Clouds, the architecture of EscherGuneWardena, la première grande monographie sur leurs travaux.

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