L’Ate­lier Pay­san – Ins­pi­ra­tions ru­rales

Inspiré par la démarche de l’Atelier Paysan, coopérative d’auto-construction, qui revendique «la souveraineté technique et l’autonomie des paysans par la réappropriation des savoirs et des savoir-faire», l’architecte Raphaël Bach propose de redéfinir la notion de ruralité.  

Date de publication
22-11-2021

La ruralité est un concept fantasmé qui rassemble beaucoup de notions différentes. J’aimerais présenter ici une « coopérative d’intérêt collectif à majorité paysanne » dont le travail définit en creux une certaine ruralité et dont le discours sur la technologie m’inspire dans ma propre pratique du territoire.

L’Atelier Paysan – Un laboratoire de l’(auto)construction des territoires

L’Atelier Paysan (AP par la suite) rassemble une large communauté autour du low-tech agricole qui cherche à offrir aux paysans des outils appropriables. La coopérative, basée en Isère près de Grenoble mais présente sur tout le territoire français, poursuit un but politique, à savoir encourager l’installation d’un million de paysans en France[1]. Elle fait le constat que le système agro-industriel continue son expansion, et ce malgré la multiplication des initiatives d’agriculture biologique et paysanne, des coopératives maraîchères et des circuits courts. En France, comme en Suisse, et dans de nombreux pays occidentaux, le nombre d’exploitations continue de chuter sous la pression des remembrements, et la consommation d’intrants et de pesticides chimiques ne cesse de croître. Pour y faire face, l’AP travaille sur trois axes : un réseau de partage, l’éducation populaire et le plaidoyer politique.

Le collectif a récemment publié un ouvrage manifeste qui tire les leçons de ses douze années d’existence : Reprendre la terre aux machines, Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire (Seuil, 2021). La situation de l’agriculture aujourd’hui y est décortiquée, sous le prisme politique, mais également économique, sociologique et technique. Le groupe propose des pistes pour renverser la dynamique, notamment « la sécurité sociale alimentaire, le prix minimum des denrées agricoles et la généralisation de l’éducation populaire ».

Communauté et production – Deux ingrédients pour une ruralité heureuse?

Dans ce livre, l’AP offre une définition du terme paysan, qu’il oppose à exploitant agricole.

« Paysan ne désignait pas autrefois un métier, mais une condition, dont l’inscription dans une communauté villageoise […] et la production de ses moyens de subsistance étaient des traits essentiels. »

Cette définition met en évidence les concepts de communauté et de production, deux thématiques abondamment discutées par les architectes, les urbanistes et les paysagistes.

La communauté est l’un des enjeux récurrents du projet d’architecture et d’urbanisme, confronté à l’aménagement d’espaces de rencontre ou d’échange. Or une communauté est avant tout faite d’individus qui s’impliquent activement, ce que les concepteurs ne prennent pas suffisamment en compte. La communauté villageoise décrite par l’AP est née du besoin d’entraide, d’échange de connaissances et d’émancipation de l’individu. Elle n’est pas la résultante d’une proximité contrainte et planifiée, mais est issue d’une volonté de faire-ensemble, qui s’exprime à l’échelle du territoire francophone.

Elle se traduit au sein de la coopérative à travers différents outils qui forment un réseau de partage de machines et de pratiques agricoles. La Carte des auto constructeurs recense ainsi des outils construits par les coopérateurs et mis à la disposition de tous (partage de plans sous Creative Commons, tutoriels, prêt de machines...). La Carte des innovations recense, quant à elle, les innovations paysannes rencontrées lors des Tournées de Recensement d’Innovations Paysannes (TRIP), dont la méthodologie est partagée sur leur site web. Ces recensements s’accompagnent de la mise à disposition de manuels et de plans pour construire tout type d’outils, depuis la vibro-planches à dents jusqu’au hangar agricole. La communauté participe avec ces outils à la construction du territoire. À quoi pourrait ressembler une telle communauté d’architectes et d’ingénieurs ?

Le second trait essentiel du paysan est la production de ses propres moyens de subsistance, qui implique un rapport étroit à un médium de production. Dans le cas de l’agriculture, ce médium est l’environnement avec lequel le paysan tisse une relation complexe et basée sur une connaissance fine de celui-ci. Dans le cas des architectes ou des urbanistes, l’ensemble des éléments bâtis du territoire pourraient être considérés comme leur médium de production. L’existant pourrait donc être traité comme un substrat sur lequel nous pouvons cultiver des espaces. Cette relation au territoire se traduit également dans la manière de l’habiter.

Manuel de techniques d’auto construction à la tronçonneuse

Concernant l’habitat, le Manuel de techniques d’auto construction à la tronçonneuse est d’une précision que beaucoup de manuels de construction peuvent lui envier. Il fait partie intégrante du programme d’éducation populaire de la coopérative et propose une approche totale du projet de construction. Il aborde ainsi le choix des essences de bois, le dessin des descentes de charges, l’affutage d’une tronçonneuse, ou encore l’implantation du bâti. Un tel niveau de conscience des enjeux du projet, et ce alors même que l’équipe de rédaction ne comprend ni architecte ni ingénieur (quatre paysans, un vice-directeur de Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement (CAUE), un charpentier et deux bûcherons), invite à un exercice d’humilité des professionnels du bâtiment.

Cet ouvrage fait partie d’une longue liste de publications de l’AP (Guide de l’auto construction, Ergonomie à la ferme, Observations sur les technologies agricoles…). J’invite tous les architectes à lire en particulier le Guide méthodologique pour les TRIP qui propose une grille d’analyse des innovations paysannes. Ces publications ont en commun de privilégier la transmission de méthodes et de processus plutôt que des recettes toutes faites. Elles s’accompagnent de nombreuses formations, réparties géographiquement sur le territoire, permettant aux agriculteurs non seulement de mettre en pratique ces ressources, mais également de créer du lien. Toute cette démarche vise un but précis : redonner aux paysans les moyens de s’affranchir de la servitude des groupes industriels.

Servitude naturelle vs servitude industrielle

L’AP postule que les groupes agro-industriels ont réussi à convaincre les paysans en leur promettant de s’affranchir de la servitude des aléas naturels. L’exemple de la ferme laitière est éloquent. Celle-ci, « asservie » à la qualité du fourrage, à la production de la vache, à sa capacité à mettre bas chaque année, etc. doit être « libérée » par la technoscience grâce à la maîtrise artificielle des cycles naturels. Cette libération s’échange contre une autre série de servitudes, celles à l’égard des banques et des groupes agro-industriels qui fournissent machines, engrais, pesticides et semences. Pendant que les paysans devenaient des agriculteurs exploitants, les artisans bâtisseurs sont devenus des ouvriers assembleurs. Tandis que les paysans s’affranchissaient de leur servitude envers les incertitudes climatiques, les architectes se sont affranchis de leur servitude envers la gravité. Les architectes, comme les agriculteurs, y ont gagné une servitude nouvelle envers les groupes industriels et la recherche de pointe, seuls capables de ces prouesses techniques.

La ruralité, une campagne sans la ville

La ruralité à laquelle participe l’Atelier Paysan se caractérise par l’émancipation des réseaux de pouvoir. Loin de regretter leur déconnexion, la coopérative promeut l’autonomie des paysans – « ceux qui habitent le pays ». Cette autonomie doit se construire en s’écartant de la dépendance aux banques, à l’échange marchand, à la connaissance high-tech, etc. Autrement dit, en s’écartant des réseaux centralisateurs (de pouvoir, de capitaux, de connaissances...) qui font la ville. Cela me semble être une définition possible de la ruralité.

Note

  1. Selon l’INSEE, la France comptait 400’000 agriculteurs et agricultrices en 2019. L’AP souhaite monter ce chiffre à 1’400’000 emplois agricoles.

Biographie

 

Raphaël Bach est architecte et assistant enseignement à l’EPFL pour le cours d’Histoire et Théorie de l’environnement donné par Sébastien Marot.

Magazine