La lu­mière, une ma­tière à émo­tions

La nouvelle norme européenne EN 17037 sur l’éclairage naturel dans le bâtiment introduit un changement de paradigme dans la conception architecturale. Rencontre avec la physicienne Marilyne Andersen, dont les recherches portent depuis plus de 20 ans sur la relation entre la lumière naturelle et le bien-être, et qui plaide pour que cette norme ne soit pas considérée par les architectes comme une contrainte supplémentaire, mais comme une opportunité d’être créatifs.

Date de publication
29-09-2020
Cedric van der Poel
Codirecteur d'espazium.ch, espace numérique des éditions pour la culture du bâti

Cedric van der Poel: L’architecte japonais Hiroshi Sambuichi, lauréat du prestigieux Daylight Award en 2018, dit de la lumière naturelle qu’elle est un matériau mobile pour l’architecture. Vous en avez fait votre sujet de recherche de prédilection, notamment au Laboratoire de performance intégrée au design (LIPID) de l’École polytechnique fédérale de Lausanne et au sein de votre start-up OCULIGHT dynamics, où vous étudiez les relations entre la lumière du jour et les usagers d’un bâtiment…
Marilyne Andersen: Oui, nous étudions la manière dont l’humain est affecté par la lumière. Cela se joue à plusieurs niveaux. Au niveau physiologique, la lumière est le facteur environnemental principal du temps (Zeitgeber). Nous avons dans l’œil des photorécepteurs qui nous permettent de savoir si c’est le jour ou la nuit et qui, par ce biais, donnent les informations nécessaires pour réguler nos cycles hormonaux, ce qu’on appelle communément l’horloge biologique, qui ont des effets physiologiques profonds. Avoir des nuits sombres durant lesquelles est produite la mélatonine, l’hormone centrale de régulation des rythmes circadiens, et être fortement exposé à la lumière la journée a des effets positifs sur notre système immunitaire – jusqu’à freiner le développement d’un cancer par exemple –, sur notre humeur et bien évidemment sur la qualité de notre sommeil. Dans notre style de vie actuel, où nous passons plus de 90 % de notre temps à l’intérieur, vous comprendrez l’importance de ce matériau mobile dans l’architecture pour la santé et le confort des usagers. Et, a contrario, on comprend aussi l’influence néfaste de la lumière nocturne, en particulier quand elle contient du bleu. Elle donne une fausse information à notre corps, retarde la production de mélatonine et crée ce qu’on appelle maintenant le social jetlag, un décalage entre le temps biologique et le temps social. Nous nous penchons également sur les effets plus psychophysiologiques : le besoin qu’ont les individus de se connecter à la vie extérieure, au temps qu’il fait et qui passe. D’où la nécessité de concevoir suffisamment d’ouvertures lors de la conception d’un bâtiment. Et enfin, nous étudions les effets des aspects émotionnels de la lumière naturelle sur les usagers, par exemple l’impact des compositions lumineuses créées par le soleil et changeantes au fil du temps sur les murs d’une pièce. Pourquoi sommes-nous si sensibles à ces chorégraphies organiques? Ces motifs ont-ils une influence sur le confort des usagers ? Doit-on jouer sur l’intensité de ces contrastes selon le programme des pièces d’un bâtiment? Relativement récentes, les recherches sur la dimension émotionnelle sont en pleine effervescence, notamment parce qu’elles touchent un élément fondamental du confort qu’est le contraste. Elles nuancent les choses et dépassent la vision qui ne s’attacherait qu’à la quantité de lumière, et aux risques d’éblouissement ce qui tendrait à limiter au maximum les contrastes. Cette vision nie cet aspect émotionnel.

Ce dernier aspect semble être plus subjectif… Mais n’y a-t-il pas de toute façon une dimension subjective dans votre objet d’étude? Je m’explique, je mène cet entretien en vidéoconférence dans un bureau aux murs à la teinte sombre. Avec la fenêtre à ma droite, il y a un jeu de contraste très fort que je trouve très poétique. J’aime cette ambiance confinée pour travailler mais j’imagine qu’elle ne convient pas à tout le monde. Comment prendre en compte cette dimension individuelle?
Il y a deux niveaux dans votre question. Le premier est de savoir comment comprendre la composante individuelle dans nos recherches et ensuite comment la prendre en compte dans un projet architectural. La recherche en neurosciences et en psychophysique montre qu’il y a des différences individuelles notoires. Certaines peuvent être considérées comme subjectives – les préférences esthétiques par exemple –, et d’autres comme plus objectives – les aspects physiologiques. Nous savons, par exemple, qu’en raison du jaunissement des lentilles des yeux, les personnes âgées ont besoin, pour les mêmes effets, d’une plus grande quantité de lumière naturelle que les adolescents. Il faut bien évidemment faire attention à certaines différences d’ordre plus systématique, comme la résistance au froid souvent supérieure chez les hommes que chez les femmes, ou la sensibilité acoustique très différente chez les enfants par rapport aux adultes, qui entendent d’autres fréquences, etc. Mais, malgré tout, nous cherchons, dans nos études, plutôt à faire émerger ce qui est commun à la population amenée à occuper tel ou tel bâtiment, plutôt qu’à se focaliser sur des différences individuelles. Pour cela, nous devons atteindre une statistique suffisante dans nos expériences pour que les résultats soient représentatifs et donc généralisables. C’est cette recherche du commun qui influence également notre approche dans l’aide à la décision que nous proposons aux architectes avec OCULIGHT dynamics. Un bâtiment va généralement avoir une durée de vie relativement longue, il va changer d’usagers et d’usages, il va se transformer, s’adapter à son contexte et il n’est donc pas forcément souhaitable de le personnaliser pour les personnes qui ont initié sa construction. Je pense qu’il y a deux niveaux d’échelle : ce qui relève de ce que nous avons tous en commun dans notre relation à la lumière du jour et qui accentue le confort et la santé à l’intérieur d’un bâtiment, et ce qui relève plus de la décoration ou de l’ornement. Le premier niveau doit être prioritaire dans l’aide à la décision que nous cherchons à offrir.

Comment aidez-vous les architectes à mieux intégrer la lumière du jour dans leur projet?
Nous intervenons sur la base d’un modèle 3D qui peut être à des niveaux très différents de précision – d’une visualisation schématique dans laquelle l’architecte est en train de réfléchir à l’emplacement des ouvertures, à la profondeur des pièces etc., jusqu’à une visualisation très précise dans le cas d’une rénovation ou transformation. À partir de ce modèle, nous évaluons le potentiel du projet en termes d’éclairage naturel en prenant en compte, en plus des métriques plus traditionnelles, les trois aspects humains évoqués plus haut : physiologique, émotionnel et confort. Cette évaluation est faite à partir de simulations qui permettent de modéliser et de visualiser la lumière dans l’espace tout au long de la journée et selon des conditions météorologiques changeantes. Nous pouvons aider l’architecte à trouver des solutions pour maximiser l’éclairage naturel dans le bâtiment et ainsi accroître le sentiment de vitalité et de bien-être de ses occupants (aspect physiologique). Nous pouvons également réfléchir aux niveaux de contraste selon l’usage des espaces (aspect émotionnel) – un contraste plus fort pour des lieux de socialisation et d’échange ou, au contraire, une lumière plus diffuse pour un environnement où on cherche à être concentré ou plus au calme. Cette évaluation est rendue dans un format interactif qui permet à l’architecte de se promener dans son bâtiment et d’avoir une vue synthétique et intuitive. Avec l’expérience acquise, nous avons remarqué que nos recommandations confirment souvent les intuitions des architectes et permettent d’approfondir des pistes et également de justifier leurs partis pris auprès des clients.

J’ai noté que vous parliez souvent d’intuition, ce qui peut paraître étonnant venant d’une scientifique comme vous. Vous avez notamment dit que l’intuition avec laquelle Steven Holl intègre la lumière dans son architecture est très différente de la vôtre, mais qu’elles sont complémentaires.
C’est une belle question. Pour moi, l’intuition de l’architecte s’affine toujours plus à travers l’expérience qu’il ou elle acquiert à travers ses projets. Les architectes ont une capacité à se projeter dans le non-existant et ils arrivent à savoir, à deviner et à anticiper ce que sera le bâtiment. C’est souvent qualitatif, mais pour les bons architectes, c’est souvent juste. Notre intuition se fabrique quant à elle sur la base de l’expertise que nous avons acquise à force de calculs, de mesures, de données accumulées et de leur confrontation à des espaces réels. Les points de départ sont donc différents, mais la plupart du temps, nous arrivons à créer un langage commun, un véritable dialogue. Et ce point de rencontre se fait souvent autour de la question émotionnelle de la lumière naturelle. Les architectes semblent être particulièrement sensibles à cet aspect là.

Dans une série d’entretiens consacrés aux conséquences du Covid-19 sur l’architecture, presque tous les architectes interrogés ont répondu que le confinement aura une influence sur leur manière de penser l’espace, mais aucun n’a évoqué la question de la lumière naturelle. Pensez-vous que c’est un facteur suffisamment pris en considération dans la conception architecturale?
Oui… et non. Oui, car les photos que les architectes prennent de leurs espaces portent toujours une attention particulière à la lumière naturelle. Mais entre la sensibilité esthétique et l’intégration des connaissances et des contraintes liées aux effets de la lumière naturelle sur les usagers, il y a plusieurs pas qui ne sont pas toujours franchis. De nouveaux standards et de nouvelles normes sont mis en place, notamment la norme européenne EN 17037, également adoptée en Suisse, qui vont obliger les architectes à mieux intégrer la lumière du jour dans leur conception. Mon rêve serait que les architectes n’y voient pas un énième standard qui bride leur créativité, mais qu’ils considèrent la lumière naturelle comme l’occasion d’intégrer sa nature  complexe, dynamique dans leurs projets en contribuant à enrichir leur réflexion spatiale et vu qu’elle a le potentiel d’améliorer significativement le bien-être des personnes qui habiteront leurs œuvres.

Marilyne Andersen détient un Master ès sciences en physique et s’est spécialisée dans l’éclairage naturel durant sa thèse à l’EPFL et ses six années au Département d’architecture du MIT comme professeure  assistante puis associée. Elle est professeure ordinaire et dirige le Laboratoire performance intégrée au design (LIPID) à l’EPFL qu’elle a fondé à son retour en 2010. Elle a été la doyenne de la faculté ENAC de 2013 et 2018, est la ­directrice académique du Smart Living Lab à Fribourg et codirige également le Student Kreativity and Innovation Laboratory (SKIL) de l’EPFL.

 

Sortir la lumière du jour de l’ombre

 

Quels sont les effets de la lumière du jour sur les usagers d’un bâtiment ? De quelle manière la nouvelle norme européenne EN 17037 – également adoptée par la Suisse – aide-t-elle à concevoir des bâtiments plus sains? Comment, pour certains architectes, la prise en compte des éléments naturels comme la lumière a-t-elle changé leur façon de concevoir? Comment cette prise en compte peut-elle constituer une réponse aux différentes crises que nous connaissons?
Autant de questions qui seront abordées le 7 octobre 2021 à Lausanne à l’occasion du Symposium Lumière du jour.
Cette journée se veut une plateforme d’échanges tournée vers la pratique quotidienne de l’architecture et de l’environnement bâti. Elle est ouverte aux architectes, aux étudiants en architecture et en génie civil, aux concepteurs d’éclairage, aux décideurs, aux représentants de l’industrie et du secteur des façades, ainsi qu’aux chercheurs et aux enseignants.

 

Ce symposium est organisé par l’EPFL, l’Association Suisse pour l’éclairage, espazium AG – les éditions pour la culture du bâti et Velux Suisse SA.

 

Symposium Lumière du jour – 07.10.2021
Rolex Learning Center – EPFL, Lausanne
Programme et inscription: symposiumlumieredujour.ch

 

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