«J’ai tenté d’at­té­nuer un peu l’im­pi­toyable sous-en­chère sur les ho­no­raires»

Pendant des décennies, l’ingénieur civil Heinrich Figi a œuvré au sein du département des ouvrages d’art et de la géotechnique du service grison des ponts et chaussées, où il s’est inlassablement engagé pour une passation loyale des marchés et des exigences de qualité élevées. Il est aujourd’hui actif comme membre du jury de concours d’ingénierie.

Date de publication
01-06-2021

Espazium: Heinrich Figi, de 1985 à 2015, vous avez dirigé le département des ouvrages d’art et de la géotechnique du service grison des ponts et chaussées. Vous y étiez responsable de la construction, de la remise en état et de l’entretien d’innombrables ponts, tunnels, murs de soutènement ou passages sous-voie. Dans quelle mesure le rôle de maître de l’ouvrage public s’est-il modifié durant cette période?
Heinrich Figi: Outre la direction du département des ouvrages d’art employant quelque 25 personnes, mes tâches comprenaient aussi la direction administrative et technique de projets d’ouvrages complexes. Autrement dit, j’étais chef de projet du maître de l’ouvrage dans le sens du Règlement concernant les prestations des maîtres d’ouvrage SIA 101, bien que ce dernier n’existât pas encore. Mes collaboratrices et collaborateurs travaillaient comme chefs de projets, ingénieurs concepteurs, dessinateurs et laborantins – réunissant des compétences internes très utiles pour l’accomplissement de nos tâches. Bien sûr, il y a eu nombre de changements en 30 ans. En particulier, une attention accrue face à l’existant. Je veux parler ici de l’environnement naturel, par exemple du terrain : lorsque j’ai repris la direction du département, il n’y avait pas encore de chef de projet en géotechnique. Ou encore de la substance bâtie : beaucoup d’infrastructures grisonnes ont été réalisées avant 1970 et il faut se confronter à cet héritage.

Pourquoi cela représente-t-il un défi?
Notamment parce que les conditions d’utilisation se modifient. Le réseau des routes cantonales totalise par exemple 1450 km, avec quelque 1500 ponts, 45 tunnels, 80 galeries et plus de 5000 murs de soutènement. Et jusqu’en 2008, les 163 km de routes nationales et leurs ouvrages d’art étaient aussi sous la responsabilité des cantons. Dans les années 1960 et 1970, on a commencé à déneiger intégralement les routes, ce qui a eu des effets catastrophiques : les ponts n’étant pas étanchéifiés, le sel pénétrant dans le béton a entraîné la corrosion des armatures et des haubans. Nous avons dû apprendre à déterminer et évaluer l’état d’innombrables ouvrages, afin de trancher entre remise en état ou remplacement. La seconde option implique une interruption de trafic et une déviation que la topographie alpine exclut souvent. C’est pourquoi, pour les ponts en particulier, la remise en état doit être effectuée en maintenant la circulation. Cette contrainte s’est finalement révélée être une chance, car elle a focalisé notre attention sur la préservation des ouvrages. Nous avons ainsi sauvé d’importants témoins de l’art des ingénieurs civils, que l’on aurait peut-être démolis sans cela.

Ce faisant, vous avez contribué au développement de nouvelles techniques et méthodes.
La pénétration de sels de déverglaçage dans les structures porteuses devait absolument être évitée. Il fallait étanchéifier les surfaces des ouvrages. L’étanchéité devait être appliquée sur la totalité de la surface et son encollage soigneusement vérifié. Vu qu’il n’existait pas encore de procédures d’essai à cet effet, nous avons empoigné ce cahier des charges et développé de premières vérifications avec notre laboratoire routier. Plus tard, nous avons pu impliquer des laboratoires externes dans le cadre d’essais collectifs et transmettre ainsi nos expériences aux praticiens. Puis est arrivée l’ouverture du réseau routier aux poids lourds de 40 tonnes et la question de l’aptitude au service des structures est redevenue d’actualité. Des voix récurrentes plaidaient pour l’externalisation de l’étude de projets, arguant que des bureaux d’ingénieurs indépendants seraient mieux qualifiés pour ce faire. Mais si nous avions cessé de développer des projets nous-mêmes, nous aurions perdu de précieuses compétences. Je reste convaincu qu’il faut être soi-même capable de concevoir un ouvrage pour pouvoir diriger des équipes de projet avec pertinence.

Qu’est-ce qui vous a apporté le plus de plaisir dans votre travail?
Ma plus grande satisfaction est toujours venue de l’intérêt des gens pour « mes » ponts ou autres défis. Pour les grands ouvrages, l’attention était toujours au rendez-vous, notamment pour le pont sur le Rhin postérieur à Thusis (1992), pour celui de Landquart (1994), de Sunniberg (1996), pour le viaduc de Castielertobel (2003) ou le pont de Versamertobel (2011). Mais les structures moins spectaculaires, qui constituent tout de même la majorité, n’en sont pas moins importantes à mes yeux. En matière de murs de soutènement, par exemple, j’ai donné des conférences internes au service, ainsi qu’à l’ancienne école technique supérieure de Coire et à l’EPFZ ; et avec Jürg Conzett, nous avons élaboré une directive pour la conception de tels murs. Un document controversé, car des citoyens très près de leurs sous estimaient que des soutènements soigneusement réalisés constituaient un luxe. J’ai joliment dû me battre pour cela.

La passation des marchés s’est également modifiée au cours des dernières décennies. 1995 a marqué l’introduction de la loi sur le marché intérieur, suivie par l’Accord GATT/OMC sur les marchés publics, qui oblige la Suisse à publier à l’international les appels d’offres à partir d’un seuil de valeur donné. En 1999, ce fut l’entrée en vigueur de l’accord bilatéral avec l’Union européenne réglant des aspects particuliers de la passation des marchés publics. Toutes ces réglementations visent une transparence accrue lors d’appels d’offres publics et un accès équitable aux marchés pour des prestataires extra-cantonaux, respectivement internationaux.
Avant l’introduction de ces dispositions, notre mode d’acquisition se déroulait comme suit: en automne, nous dressions une liste des projets envisagés et y insérions les noms des bureaux d’ingénieurs auxquels nous souhaitions confier des mandats. Nos critères de choix s’appuyaient sur nos bonnes expériences avec ces bureaux en matière de compétences et de performances. Nous veillions à ce que tous les bons bureaux soient autant que possible représentés. L’ingénieur cantonal approuvait la liste. Le Conseil d’État l’examinait également et traçait parfois un nom, le plus souvent celui d’un bureau hors du canton, et le remplaçait par un autre. Les prestataires extra-cantonaux rencontraient un peu plus de difficultés, mais l’exécutif se fiait normalement à nos compétences et n’intervenait que rarement. Après 1999, nous avons dû passer aux mises au concours selon la loi.

Cela s’est-il traduit par une plus grande qualité des projets présentés?
Absolument pas ! Au début, tout le monde s’est trouvé dépassé. Les projets de construction sont relativement faciles à quantifier : on dispose de plans et de métrés et l’on peut calculer ce que les entreprises doivent livrer. L’étude de projets, en revanche, est un processus et l’on ne sait pas toujours d’emblée comment le projet va se développer. C’est ce que beaucoup d’instances d’adjudication et de recours n’ont pas compris. Il est fondamentalement erroné de soumettre des prestations de nature intellectuelle, telles que l’étude de projets, à un «accès équitable au marché». Cela débouche sur une impitoyable sous-enchère au niveau des offres d’honoraires. Or, il s’agit là de fausses économies : un bon projet est le prérequis indispensable pour un ouvrage de qualité et cela devrait forcément avoir son prix.

Pour le pont de Sunniberg par exemple, dont le mandat n’était pas encore soumis à la nouvelle législation, de bons bureaux d’ingénieurs ont proposé des solutions dans le cadre d’études préalables, ce qui nous a permis d’établir des comparaisons et de décider sur cette base de la suite à donner au projet (cf. «Wege zu einem guten Projekt für ein anspruchsvolles Bauwerk», hors-série SI+A Sunnibergbrücke du 29.10.1998).

Par la suite, un tel processus n’a plus été possible. C’est presque toujours l’offre la moins chère qui emportait le marché et les instances adjudicatrices n’osaient pas décider autrement, par crainte de recours et d’allongement des délais. Un prix parle de lui-même, tandis qu’il est beaucoup plus ardu d’argumenter sur la qualité. Même pour des commandes portant sur de simples ouvrages à flanc de coteau, par exemple, il n’était plus possible d’attribuer des mandats directs, ceux-ci « devant » aussi être adjugés à l’offre la plus basse. Cela a débouché sur un dumping continu en matière d’honoraires. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que les bureaux tentent d’adapter leur volume de travail en conséquence et se contentent de la première solution venue.

Qu’avez-vous entrepris à votre poste pour obtenir malgré tout une qualité élevée?
J’ai tenté d’atténuer un peu l’impitoyable sous-enchère sur les honoraires. Je voulais établir des valeurs directrices ou écarter l’offre la plus basse, afin que la deuxième plus basse se voie adjuger le mandat, mais j’ai échoué. Et mes supérieurs avaient aussi les mains liées. Il s’est alors agi d’imposer systématiquement les exigences liées au projet. Ce qui n’est faisable que si l’on dispose soi-même de l’expertise nécessaire et, là encore, le fait d’avoir des compétences spécialisées à l’interne s’est avéré décisif pour traiter d’égal à égal avec des sociétés externes. En parallèle, j’ai adopté des positions critiques au sein du service et en public concernant la procédure sélective, respectivement sur invitation (cf. TEC21 5-6/2004 et TEC21 44/2005). Au bout d’un moment, la hiérarchie m’a toutefois fait comprendre que je devais mettre fin à ma production d’articles.

Dans TEC21 44/2005, vous vous êtes prononcé contre les adjudications en procédure sélective ou sur invitation en constatant que, excepté le mandat direct, des procédures assimilables au concours sont la seule voie sensée pour attribuer des mandats d’étude dans le contexte actuel. Cela s’est-il vérifié dans votre pratique?

Hélas, oui. Sauf que les procédures analogues au concours ne se justifient que pour des projets d’envergure ; pour de petits ouvrages simples, elles sont trop coûteuses. Pour de tels mandats, il ne restait plus qu’à se faire une raison. Le propriétaire d’un bureau d’ingénieur grison m’a écrit à l’époque: «L’évolution de notre branche est un véritable désastre et je partage ta crainte que la suite ne laisse rien présager de bon. Je salue vivement ton engagement de longue date contre la pure concurrence d’honoraires, tout comme je constate le peu de soutien que tu peux attendre sur ce point de vos instances directrices.»

Pour des tâches complexes, où cela avait du sens et que l’investissement le justifiait, nous avons recouru à des formes de concours : concours de projets ouverts, anonymes à un degré pour le pont de Tardis (2000/2001) et le Punt d’En Vulpera (2005/2006) par exemple, concours de projets ouvert, à deux degrés avec préqualification pour l’ouvrage sur le Rhin Ilanz West (2012/2013) et concours pour les études et la réalisation, ouverts, à deux degrés pour le pont de Hexentobel (2003/2004) et le tronçon routier Garmischeras-Tscheppa (2008/2009). Les résultats sont éloquents.

Vous êtes toujours actif au sein de jurys de concours d’ingénierie. De telles procédures débouchent-elles vraiment sur de meilleurs résultats?
Oui. Quinze années d’expériences probantes montrent que les concours de projets en ingénierie conviennent aux problématiques les plus diverses. Ils servent aussi la politique professionnelle, d’une part en sensibilisant le grand public à la valeur de l’apport des ingénieurs, d’autre part en favorisant l’élévation du niveau tant de la formation que de la pratique. Mais je déplore souvent le manque de prise de conscience et de soutien de la part du monde politique et de la société : les réalisations d’ingénieurs ne sont perçues que dans leur rôle fonctionnel et non comme des contributions à la culture du bâti contemporaine. Le meilleur de l’art des ingénieurs implique de bons maîtres de l’ouvrage qui savent aussi en reconnaître la valeur.

Depuis le 1er janvier 2021, la loi fédérale révisée sur les marchés publics (LMP) et l’ordonnance correspondante sont en vigueur. Parmi les critères d’adjudication de la LMP révisée figurent également l’esthétique, la durabilité, la créativité et la part d’innovation. Beaucoup espèrent maintenant un changement de paradigme en faveur d’une mise en concurrence reposant davantage sur la durabilité et la qualité. Qu’en pensez-vous?
J’attends de voir comment des critères tels que l’esthétique, la durabilité, etc. s’appliqueront à de petits ouvrages simples et de quelle façon les tribunaux s’y confronteront. Pour que la concurrence qualitative prenne effectivement de l’importance, il faut une expertise pointue et des prix couvrant les coûts – les offres donnant dans la sous-enchère devraient être éliminées.

Le canton des Grisons compte nombre d’ouvrages d’art historiques de grande valeur patrimoniale, en partie protégés. Certains – comme le viaduc de Landwasser sur la ligne de l’Albula – sont aussi spectaculaires que célèbres. De telles œuvres contribuent-elles à éveiller la conscience de l’apport culturel des ingénieurs?
La perception de la valeur culturelle du bâti est malheureusement problématique en soi. La réciprocité d’approches entre, d’une part, les commissions culturelles, la protection du patrimoine, la préservation des sites et, d’autre part, les ingénieurs responsables de la construction et de l’entretien des infrastructures est peu développée. C’est ce que je constate de manière récurrente dans le public de conférences et de remises de distinctions couronnant le «bien bâtir». Le Prix de la culture grison, qui est annuellement décerné depuis plus de 50 ans, n’a jusqu’ici récompensé qu’une seule fois un ingénieur civil: le professeur Christian Menn. Et il a dû le partager avec le professeur Alexi Decurtins, distingué pour ses éminents mérites en faveur de la culture grisonne et en particulier rhéto-romanche. Dans l’art de l’ingénieur, il en va souvent de valeurs intrinsèques, invisibles au premier regard. Lorsqu’un ancien pont ne répond plus aux exigences actuelles, quand la charge est limitée et qu’une remise en état est plus onéreuse qu’un ouvrage de remplacement, la réponse tient souvent en un mot: démolition! Lorsque ces valeurs intrinsèques ne sont pas reconnues, nombre de précieux témoignages de la culture du bâti peuvent être perdus. Si les nombreuses infrastructures que nous sommes amenés à bâtir et à entretenir sont aussi perçues comme des biens culturels, l’espoir existe qu’elles ne seront pas prématurément détruites; sans compter qu’une remise en état s’avère souvent plus durable qu’un remplacement.

Heinrich Figi est ingénieur civil EPF. Après son diplôme, il a été l’assistant du professeur Christian Menn à l’institut de statique et construction, a accompli un postdoctorat au MIT et œuvré comme ingénieur concepteur, avant de reprendre, en 1985, la direction du département des ouvrages d’art et de la géotechnique au service des ponts et chaussées du canton des Grisons. Depuis sa retraite en 2015, il s’implique au sein de jurys de concours d’ingénierie. Lors de son Assemblée des délégués du 23 avril 2021, la SIA a élevé Heinrich Figi au rang de membre d’honneur en reconnaissance de ses éminents mérites.

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