İst­anbul hors li­mites

Article de cadrage du dossier que consacre le numéro de janvier 2023 de la revue TRACÉS à Istanbul. 

Date de publication
06-01-2023
Clément Girardot
Clément Girardot est journaliste indépendant depuis 2009. Il publie ses articles dans la presse francophone, suisse et française et codirige le site d’information sur le Moyen-Orient Mashallah News.

İstanbul a longtemps eu des limites tangibles, celles de ses murailles longues de 6 km bâties par l’empereur romain Théodose II (401-450) entre la mer de Marmara et la Corne d’Or, bras de mer qui sépare la péninsule historique, au sud, de Pera-Galata, au nord. Après la conquête ottomane de 1453, c’est dans ce quartier escarpé que s’établiront les minorités non musulmanes. La ville touristique que connaissent les visiteurs étrangers se concentre principalement dans ces deux arrondissements. Leur superficie ne correspond pourtant qu’à 0,4 % du territoire de la municipalité d’İstanbul (qui occupe 5343 km2, soit l’équivalent du canton du Valais).

Outre Üsküdar, sur la rive asiatique du Bosphore, qui a connu une urbanisation précoce, l’İstanbul actuelle se compose d’une multitude d’anciens villages d’agriculteurs ou de pêcheurs progressivement phagocytés par la mégapole. Depuis la Seconde Guerre mondiale, İstanbul n’a cessé de repousser ses limites géographiques et démographiques pour dépasser aujourd’hui les 15 millions d’habitants. D’abord principalement informelle, la croissance urbaine est progressivement planifiée depuis l’accession de Recep Tayyip Erdoğan au pouvoir local en 1994, puis à la tête du gouvernement en 2003. Bien plus qu’Ankara, la capitale politique, İstanbul a été la priorité des politiques urbaines du Parti de la justice et du développement – l’AKP – dont l’idéologie conjugue conservatisme moral puisant ses racines dans l’Islam et néolibéralisme sauvage et autoritaire.

Toujours plus éloignées du centre, des banlieues de tours uniformes sortent de terre. Elles sont accompagnées du développement des transports en commun, mais surtout d’une multiplication d’axes autoroutiers. Quant aux quartiers informels, ils sont fréquemment rasés lors d’opérations de «renouvellement urbain» pour faire place nette à des gated ­communities aseptisées ou des centres commerciaux. Vitrine de sa «Nouvelle Turquie», İstanbul est devenue le terrain de jeu d’Erdoğan. Dans la perspective du centenaire de la République en 2023, l’ancienne capitale impériale est l’espace privilégié où doivent s’incarner ses «projets fous», tel le troisième pont sur le Bosphore, le canal parallèle à ce même détroit ou encore le pharaonique nouvel aéroport. Ces projets, avant tout politiques, favorisent l’étalement urbain, détruisent des zones préservées et mettent en péril la viabilité même d’İstanbul: pollution atmosphérique et marine, diminution des forêts et espaces naturels, artificialisation des sols, amenuisement des ressources en eau potable, les autorités s’attaquent sans répit aux limites écologiques de la ville.

Largement ignorées par l’AKP, ces problématiques interpellent de plus en plus les Stambouliotes qui ont élu comme maire un candidat d’opposition en 2019. Dans le sillage du grand mouvement protestataire de Gezi en 2013, des mobilisations citoyennes perdurent et arrivent parfois à mettre en échec les projets destructeurs promus par Recep Tayyip Erdoğan qui fait tout son possible pour étouffer les contre-pouvoirs locaux.

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