Éner­gie vs ar­chi­tec­ture?

L’architecture a toujours été intimement liée au contexte énergétique. Maria Cristina Munari Probst plaide pour une prise en compte holistique de la question solaire: pour aborder la transition, les nouvelles technologies, les règlements, mais également l’enseignement de l’architecture doivent être adaptés conjointement. Ce dernier point suggère de réviser certains récits, désuets, et de livrer une nouvelle synthèse.

Date de publication
09-01-2020
Maria Cristina Munari Probst
architecte et chercheuse dans le domaine de l’intégration architecturale de l’énergie solaire. Elle enseigne aux sections d’architecture de l’EPFL et de l’HEIA-FR.

La réduction de la consommation d’énergie des bâtiments et le remplacement des énergies fossiles par des énergies renouvelables sont désormais devenues des priorités incontestées pour les autorités et les planificateurs. Les exigences énergétiques ne cessent de croître et ciblent aujourd’hui non seulement les besoins de chauffage, mais également les besoins pour la production d’électricité et d’eau chaude sanitaire. Ces nouvelles contraintes imposent de fait la mise en œuvre de nouveaux produits de captage solaire sur les bâtiments (fig. 1), questionnant les pratiques courantes en matière de conception architecturale de l’enveloppe.

Le débat sur le sujet est animé. D’un côté, des énergéticiens s’enthousiasment pour le potentiel de ces nouvelles technologies ; ils sont prêts à tout pour favoriser une diffusion capillaire et rapide de ces surfaces de captage1. De l’autre, des architectes nostalgiques souhaitent prolonger le plus possible cette époque où ils pouvaient se permettre de concentrer leurs efforts sur la qualité des espaces et des formes, sans être distraits par les questions énergétiques. Au milieu, la grande majorité des confrères acceptent le changement et considèrent les dispositifs de captage comme des éléments techniques nécessaires, à placer là où on les verra le moins. Cette approche pouvait encore fonctionner jusqu’à aujourd’hui car les fractions solaires obligatoires étaient faibles, mais les normes énergétiques n’ont pas fini d’évoluer, et les surfaces de captages sont destinées à devenir de plus en plus étendues. Rappelons que le Conseil d’état du Canton de Vaud, par exemple, vient d’adopter (juin 2019) la nouvelle conception cantonale de l’énergie (CoCEn), fixant l’objectif de multiplier par dix (!) la production d’électricité et de chaleur solaire d’ici à 20352 (fig. 2).

Si à cette volonté on associe l’augmentation progressive de la hauteur des bâtiments découlant de la densification des villes, on réalise vite que les toitures ne suffiront plus à accueillir l’entier des surfaces nécessaires à la production de l’énergie de fonctionnement du bâtiment. L’utilisation des façades sera dès lors incontournable.

Devant ces constatations, et au vu de certains exemples d’installations qui nous sont proposés par la presse spécialisée (fig. 5), il est légitime de se demander s’il sera vraiment possible de maximiser l’utilisation du solaire sans affecter négativement la qualité architecturale des contextes bâtis, et, si oui, de quelle manière.

Vers un nouveau métabolisme

Ce débat peut donner l’impression que ces nouvelles exigences représentent une rupture dans l’histoire de la pratique architecturale, soudainement soumise à l’obligation d’inclure la réflexion énergétique. Or, la forme architecturale est depuis toujours influencée, directement ou indirectement, par des considérations énergétiques. Jusqu’à la fin du 19e siècle, les ressources disponibles étaient limitées, difficiles à transporter et coûteuses. Les exigences de confort étaient faibles et le chauffage des locaux était confié à des dispositifs de combustion ponctuels (âtre, poêle, ou cheminée) à bois ou à charbon, éteints pendant la nuit. Cette réalité énergétique a contraint, d’une part, à limiter les surfaces de déperdition en imposant des formes compactes et des surfaces vitrées modérées. D’autre part, elle nécessitait des conduits d’évacuation de la fumée, qui sont souvent devenus des éléments distinctifs de l’architecture. Ces contraintes ont donc nourri la forme architecturale, au même titre que l’état de la technique ou les contextes socio-culturel, politique et économique (fig. 4A).

Trois changements récents liés étroitement à l’énergie ont impacté et vont continuer d’impacter la réflexion architecturale. Au siècle passé, l’insouciance pour les questions énergétiques a caractérisé de manière générale la production architecturale (sur laquelle la génération actuelle a été formée). Cette insouciance a été un luxe temporaire, issu d’une soudaine abondante disponibilité de ressources énergétiques nouvelles (mazout, gaz, électricité). Or ces ressources ont permis d’assurer un confort qui était impensable auparavant, à un coût dérisoire, permettant de facto d’exploiter au maximum le potentiel formel offert par certaines innovations techniques majeures, comme l’acier, le béton armé et les vitrages de grande taille (fig. 4B).

Deux nouveaux « événements énergétiques » ont mis fin à cette période, caractérisée par des conditions énergétiques très favorables. Le premier virage est la crise pétrolière des années 1970-1980. Elle se traduit dans un premier temps par la mise en place de normes imposant la réduction des besoins de chauffage. Ces normes n’ont cessé de se durcir, jusqu’à imposer en Suisse en 2009 des exigences d’isolation auparavant préconisées seulement par des labels volontaires comme Minergie. Ces changements ont mené à un retour des formes plus compactes et ont imposé l’application d’épaisses couches d’isolation périphérique introduisant l’emploi de revêtements de façade légers et enveloppant les éléments structurels auparavant exprimés en façade. Ces pratiques, bien que perçues comme contraignantes, font aujourd’hui partie de la réflexion architecturale courante; elles ont été «métabolisées» – pour prendre une métaphore biologique (fig. 4C).

Le second virage se produit actuellement, avec la prise de conscience accrue du changement climatique associée à la récente décision de sortir du nucléaire, consécutive au désastre de Fukushima (mars 2011). De même que les nouvelles exigences d’isolation ont changé la manière de concevoir la matérialité et le langage de l’enveloppe, la large utilisation des technologies solaires introduites par les dernières normes aura une influence radicale sur l’organisation des surfaces exposées du bâtiment (fig. 4D). Bien qu’il soit légitime de s’inquiéter de l’impact que ces nouvelles surfaces pourront avoir sur la forme architecturale, ces contraintes ne devraient pas être vues comme une rupture dans l’histoire de l’architecture, mais comme une nouvelle évolution, nécessitant d’être comprise et «métabolisée» à son tour.

L’architecte doit donc acquérir les nouvelles compétences lui permettant de choisir et de positionner les différents types de systèmes solaires dans l’enveloppe, dans une approche globale qui considère en même temps composition architecturale et contraintes énergétiques (fig. 7): il n’appartient pas au physicien du bâtiment d’opérer une telle synthèse.

Intégration vs synthèse

Les compétences nécessaires à ce travail de synthèse impliquent de connaître les technologies et sous-­technologies solaires disponibles, les critères de positionnement et de dimensionnement des capteurs, les produits du marché adaptés à l’intégration, les similarités et les différences entre les diverses technologies, enfin, les principes d’optimisation dans l’utilisation des surfaces d’enveloppe.

Depuis quelques années, des cours ad hoc sur ces questions sont proposés à la section d’architecture de l’EPFL et, plus récemment, à l’HEIA-FR. Cet enseignement rencontre un franc succès auprès des étudiants3 et commence également à intéresser les associations professionnelles, conscientes de l’importance de former rapidement les architectes praticiens. La bonne nouvelle est qu’il s’agit d’un bagage de connaissances raisonnablement rapide à acquérir – en particulier pour des professionnels expérimentés.

Une attention particulière doit être portée à la connaissance des produits disponibles sur le marché. Des avancées majeures ont été faites ces dernières années au niveau de l’intégrabilité des produits de captage, les fabricants ayant finalement saisi l’importance de cet enjeu. De nouveaux produits, conçus comme des éléments de construction multifonctionnels, arrivent de plus en plus sur le marché, ouvrant des possibilités nouvelles, inimaginables il y a quelques années (fig. 6, 7, 8, 9, 10).

Malgré cela, leur utilisation reste rare, la grande majorité des installations s’appuyant sur des produits purement techniques, optimisés exclusivement au niveau de leur performance et de leur coût. Cette situation s’explique en partie par le manque de connaissance des architectes (qui ignorent les potentialités de ces produits de niche, voire parfois leur existence même), et en partie par leurs coûts, souvent (mais pas toujours) plus élevés.

Enfin, les règlements urbains – qui acceptent presque tout au nom de la transition énergétique – diffusent auprès du grand public de plus en plus d’exemples de mauvaise intégration et ne favorisent pas l’émergence de ces technologies innovantes. Du point de vue de l’urbaniste, la question du compromis énergie/architecture se pose également, dans un contexte où la loi actuelle tend à favoriser l’énergie.

Or ces préoccupations – maximiser l’utilisation de l’énergie solaire et protéger la qualité architecturale de l’environnement urbain – sont évidemment toutes les deux légitimes. Il serait donc judicieux de trouver le moyen de répondre aux deux en même temps. L’exemple de l’Aula Pier Luigi Nervi au Vatican (fig. 6) nous montre que de bonnes intégrations architecturales sont possibles, même dans des situations très délicates, mais elles nécessitent clairement un investissement adéquat au niveau du projet et du coût.

La question n’est donc plus d’être pour ou contre une large diffusion des installations solaires dans les villes, mais revient plutôt à définir localement les conditions permettant une utilisation accrue de l’énergie solaire tout en préservant la qualité des contextes urbains existants. Une méthode récemment développée à l’EPFL (prix Innovator of the Year en Suède en 20164) apporte une réponse possible à cette question. En se reposant sur la notion de criticité (sensibilité du contexte urbain local et visibilité d’une surface) (fig. 11) et une nouvelle méthode pour qualifier l’intégration architecturale, l’outil permet d’évaluer l’impact d’une installation solaire sur la qualité perçue de son environnement. Conçu pour s’adapter aux spécificités des différentes communes, il incite et aide les autorités à fixer des exigences de qualité en adéquation avec les priorités énergétiques et de sauvegarde déjà en place localement5. La volonté est d’éviter toute interdiction a priori et d’encourager la réalisation de projets dont la qualité est en cohérence avec la criticité de l’emplacement. Le logiciel LESO-QSV Grid (fig. 12) comprend de nombreux exemples d’intégration (fig. 13). Il a été développé spécifiquement pour aider les autorités à utiliser la méthode et définir ces attentes en matière de qualité.

Trois pistes pour une synthèse

L’intégration des technologiques à l’enveloppe des bâtiments n’est plus un défi insurmontable, si elle est pensée comme la synthèse d’exigences apparemment contradictoires, dans la continuité historique de l’architecture. Pour construire en pleine cohérence avec notre époque sans appauvrir la qualité architecturale des contextes bâtis, il faudra au plus vite concentrer des efforts importants, sur trois facteurs clés:

  • la mise à jour des connaissances des architectes;
  • le développement et la diffusion de systèmes de captage conçus pour l’intégration;
  • l’implémentation de règlements urbains et de politiques de promotion conscients de l’importance que l’enjeu architectural peut avoir sur la diffusion du solaire.

Si ces trois facteurs co-dépendants sont pris correctement en compte et coordonnés, ils pourront contribuer à répondre efficacement et sans dommages collatéraux aux défis posés aujourd’hui par la transition énergétique.

Notes

1. Dans la nouvelle loi sur l’aménagement du territoire, l’énergie prime sur l’esthétique. art. 18a, al.1, LAT et art. 32a, al.1, OAT.

2. Conception cantonale de l’énergie (CoCEn), adoptée par le Conseil d’État le 19 juin 2019. Source: vd.ch/themes/environnement/Energie

3. Cours Master à option «Énergie Solaire et Architecture», M. C. Munari Probst, EPFL Section d’Architecture, depuis 2015 et depuis 2019 à la Section d’Architecture de l’HEIA-FR. Cours Bachelor à option «Intégration architecturale de l’Énergie solaire», Munari Probst M. C. et Roecker C., UEE-ENAC, EPFL, depuis 2009.

4. Prix Årets Framtidsbyggare Innovator of the year 2016: aretsframtidsbyggare.se

5. M. C. Munari Probst, R. Roecker, Criteria and policies to master the visual impact of solar systems in urban environments: The LESO-QSV method, Solar Energy, vol. 184, 15 mai 2019, pp. 672-687.

Magazine