Dé­mo­li­tion(s) en ques­tion: une ap­proche pé­da­go­gique

La démolition est encore trop souvent perçue, à tort, comme une «solution» pour répondre à l’obsolescence, au manque d’entretien ou à la mauvaise image de certains bâtiments. Dans une étude consacrée au quartier du Mirail à Toulouse, Isabel Concheiro et ses étudiant·es du JMA-FR proposent d’inverser le regard.

Date de publication
29-12-2023
Isabel Concheiro
Architecte, maître d’enseignement et responsable adjointe du Joint Master of Architecture, HEIA-Fribourg, et éditrice de la plateforme TRANSFER

«Il s’agissait de savoir pourquoi la société n’accorde pas de valeur à ses bons bâtiments, d’essayer de comprendre pourquoi les bons bâtiments, même lorsqu’ils sont nécessaires à la société (comme les nouveaux logements), font l’objet d’une destruction insensée.» – Peter Smithson, The Euston Arch, 1968.

La destruction d’architectures de valeur reconnue mais non protégées est regrettablement récurrente – de la démolition de bâtiments publics tels que la Bank of England de John Soane dans les années 1920 ou des Halles de Victor Baltard à Paris dans les années 1970, à celle de logements collectifs de la deuxième moitié du 20e siècle, tels que Robin Hood Gardens de Alison et Peter Smithson ou encore la ville nouvelle du Mirail à Toulouse de Candilis, Josić et Woods (voir note 5).

Au-delà des raisons spécifiques qui sous-tendent la destruction d’un bâtiment, la démolition implique souvent un manque de distance temporelle pour en reconnaître la valeur architecturale et culturelle1, associée à une apparente «nécessité» de remplacer des bâtiments «obsolètes» par une nouvelle architecture répondant aux besoins fonctionnels, esthétiques et économiques de l’époque2.

Dans le cas des grands ensembles de logements publics de l’après-guerre, vient s’ajouter une forte stigmatisation liée à des problèmes sociaux, associée à un manque d’entretien et à l’affaiblissement de l’investissement public depuis les années 1980. Cet ensemble de facteurs conduit à la dévalorisation d’un patrimoine soumis à de fortes pressions immobilières et à alimenter des discours politiques qui soutiennent la démolition comme «solution» pour la transformation de la ville.

Bien que plusieurs exemples en Europe montrent le potentiel de transformation du logement collectif – par des stratégies de rénovation énergétique, de réinterprétation typologique, de mise en valeur des qualités d’origine ou et d’implication des habitant·es3 –, la démolition est malheureusement encore pratique courante. Ceci entraîne non seulement la perte de logements abordables et de structures constituant d’importants réservoirs de carbone, mais aussi la destruction du patrimoine architectural de cette période et des communautés constituées au fil des décennies.

Dans ce contexte, les architectes ont un rôle crucial à jouer pour questionner ces processus et proposer des alternatives. Outre le projet, ils et elles peuvent aussi contribuer à remettre en question les processus de démolition et à construire de nouveaux récits par le biais de recherches, de publications, d’essais photographiques, de films, de débats ou d’autres formes d’action collective, en plaçant la stratégie «ne pas démolir» au centre du débat architectural et politique.4

Cas d’étude: Toulouse le Mirail

En 1961, le projet de Candilis, Josić et Woods était lauréat du concours international pour la construction d’un nouveau quartier de la ville de Toulouse, le Mirail, pour environ 100 000 habitant·es5. Ce projet n’a jamais été construit dans son ensemble, en partie en raison d’un manque de soutien politique et financier. Si, depuis les années 1980, le quartier a été confronté à des problèmes d’ordre social et de manque d’entretien amenant à une forte stigmatisation6, le projet témoigne néanmoins des réflexions de l’architecture moderne sur le «logement pour tous»7; il possède ainsi une valeur qualitative, tant à l’échelle architecturale (les logements), qu’à celle paysagère (les espaces communs verts), qui, loin d’être obsolètes, sont plus que jamais d’actualité en ce qui concerne la qualité et la flexibilité de l’habitat8 ainsi que la présence de la nature en ville.

Dans le cadre du Programme National de Rénovation Urbaine (PNRU), visant à transformer des quartiers dits « fragiles » par la démolition, la réhabilitation et la construction de nouveaux logements, 160 000 logements sociaux ont été démolis entre 2003 et 2020 et 110 000 devraient être démolis d’ici 2030 dans l’ensemble de la France9. Dans le cas du Mirail, et faisant suite à la démolition de plusieurs bâtiments et d’équipements et espaces publics depuis presque vingt ans, ce programme financera la prochaine démolition de 1421 logements sociaux, en plus de 3.7 hectares d’espaces verts.10

Alors que ce programme pourrait contribuer à remettre en question certains aspects de ces quartiers et à les faire évoluer en collaboration avec les habitant·es – rénovation et entretien des immeubles existants et des espaces publics, revalorisation de l’image du quartier, introduction de la mixité sociale sans relogements et sans démolitions, … – en priorisant la transformation du bâti et le maintien des communautés existantes, il sert au contraire à financer les politiques de démolition sans réellement prendre en considération leur impact architectural, social et environnemental.

Dans le contexte du quartier le Mirail, un collectif d’architectes et des associations d’habitant·es se sont mobilisés pour éviter de nouvelles démolitions, en lançant une pétition appelant à un «Moratoire sur les démolitions» et un «Concours d’architecture et d’urbanisme envisageant la rénovation des immeubles Candilis sans démolition et sans relogement», ouvrant un débat public nécessaire sur la transformation du logement et de la ville.11

Approche pédagogique

«Le Mirail était un projet architectural incroyable, étudié par les universités du monde entier. Démolir, ça serait catastrophique. On peut réhabiliter, réimaginer; ça se fait ailleurs mais pourquoi pas ici?», écrivait en 2022 Catherine Beauville, historienne et habitante du quartier.

Le cours «Stratégies de transformation» du Joint Master of Architecture de Fribourg (JMA-FR – HEIA-FR) propose un travail d’exploration et d’analyse collectif visant à questionner les enjeux de démolition du patrimoine de la deuxième moitié du 20e siècle et à développer une approche critique et sensible en vue de sa valorisation et de sa transformation. Par le biais de recherches documentaires et d’un travail de terrain, ce cours vise à questionner les démolitions planifiées dans les quartiers de Reynerie et Bellefontaine du Mirail.

Plus qu’une approche de conservation stricte, l’objectif est de changer le regard porté sur l’existant et de faire reconnaître les différentes valeurs d’un patrimoine à faire évoluer, afin de contrebalancer les images biaisées servant souvent d’argument pour justifier la démolition. À terme, il s’agit d’envisager des transformations sur la base des qualités mises en avant par la démarche pédagogique. Celle-ci s’articule autour de six principes de revalorisation qui visent à dresser un «inventaire sensible» et à identifier les valeurs existantes:

  • Révéler la valeur culturelle et historique du projet. Par le biais de sources documentaires et d’entretiens, les étudiant·es analysent le contexte historique, les principes urbains, architecturaux et constructifs ainsi que la réception de l’œuvre à l’époque, afin de mettre en évidence les principes du projet dévalorisés mais encore présents aujourd’hui.
  • Révéler la valeur paysagère du quartier. Par le biais d’un travail graphique sur l’évolution du projet, les étudiant·es analysent les principes paysagers originaux en relation avec les conditions naturelles du site et leur potentiel comme élément structurant dans la transformation du quartier.
  • Révéler la valeur architecturale et typologique des logements. En redessinant les bâtiments, les étudiant·es identifient la diversité de typologies de logements, analysant leurs qualités spatiales et structurelles et les principes permettant des transformations potentielles.
  • Révéler la valeur de l’expérience des habitant·es. Par le biais de visites et d’entretiens avec les résident·es, les étudiant·es mettent en évidence, d’une part, la perception de la qualité de vie dans les appartements et le quartier, et d’autre part, l’impact de vingt années de démolition, de désinvestissement et de dégradation, et la forme de violence institutionnelle induite par cette situation.
  • Révéler les enjeux et acteurs derrière les processus de démolition. Par l’analyse des enquêtes publiques et des documents institutionnels, les étudiant·es appréhendent les enjeux politiques, économiques et juridiques et le rôle des différents acteurs.
  • Révéler la valeur environnementale des structures et des espaces naturels. Par la réalisation d’une analyse du cycle de vie du bâti ou d’un écobilan, les étudiant·es seront en mesure de quantifier l’énergie grise embarquée dans les structures existantes, relevant l’impact environnemental des politiques de démolition et l’équivalent de gaz à effet de serre qui serait épargné en cas de conservation de l’existant.

Conclusion

En 2005, l’artiste Lars Ramberg a placé le mot «Zweifel» (doute) sur le toit de l’ancien Palais de la République à Berlin12. Bien évidemment, l’installation n’a pas pu empêcher la destruction de ce bâtiment emblématique de l’ère soviétique, mais elle a contribué à sensibiliser la population aux enjeux accompagnant cette démolition.

Pour favoriser le débat public émergeant sur la démolition du Mirail, il serait envisageable de placer plusieurs «Zweifel» sur les bâtiments menacés de démolition, contribuant ainsi à rendre patentes les conséquences architecturales, sociales et environnementales de la démolition en tant qu’outil de «renouvellement urbain».

Face à la dévalorisation d’un patrimoine considéré comme obsolète, souvent stigmatisé, et soumis à des pressions économiques, des stratégies visant à questionner la démolition devraient devenir un thème central dans le travail des architectes et dans l’enseignement de l’architecture. Cette approche permet de construire un regard critique et sensible, et d’imaginer de nouveaux projets, discours et leviers d’action pour valoriser et réinterpréter les qualités de l’existant. Elle contribue à développer une notion évolutive du patrimoine permettant de transformer la ville de manière réellement durable.

La valeur ajoutée du bâti existant
La rubrique Tout se transforme explore les complexités de la transformation en architecture et en urbanisme, à toutes les échelles. Cette contribution montre qu’aborder ces enjeux nécessite un très large éventail de compétences et d’expertises: l’enseignement proposé par Isabel Concheiro à la HEIA-FR évalue non seulement l’énergie grise embarquée et la valeur architecturale des logements collectifs de l’Après-guerre mais aussi leur valeur culturelle et sociale. Dans le cas du quartier du Mirail à Toulouse, l’autrice questionne avec ses étudiant·es la démolition programmée du quartier, une option qui semble répondre surtout à des enjeux politiques. Or la prise en compte de la valeur patrimoniale et du vécu des habitant·s tisse un récit alternatif, qui mène à saisir des conditions favorisant le maintien du tissu social. Cette reconnaissance de la valeur ajoutée de l’existant questionne le processus de démolition-reconstruction.

La rubrique Tout se transforme est issue du partenariat entre la revue TRACÉS, l’Institut de recherche TRANSFORM et la filière d’architecture de la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg (HEIA-FR) de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO).

 

Comité éditorial: Séréna Vanbutsele, Marco Svimbersky, Isabel Concheiro, Valérie Ortlieb ; Marc Frochaux, Camille Claessens-Vallet.

Notes

 

1 Pevsner, Nikolaus, «Foreword», dans Smithson, Allison & Peter, The Euston Arch and the Growth of the London, Midland & Scottish Railway (Thames and Hudson, London, 1968)

 

2 Arguments sur la démolition des Halles de Paris: voir le film Baltard j’achète sur le site de l’INA, ina.fr consulté le 05.11.2023

 

3 Exemples: Tour Bois le Prêtre, Paris, Druot, Lacaton & Vassal, 2011; Kleiburg, Amsterdam, XVW, 2016; Fittja, Stockholm, spridd, 2016; Grand Parc, Bordeaux, Lacaton & Vassal, Druot, Hutin, 2017; Le Lignon, Genève, Jaccaud et Associés, depuis 2012; Telli B & C, Aarau, Meili Peter, depuis 2016.

 

4 Publications: Thoburn, Nicolas, Brutalism as Found. Housing, Form and Crisis at Robin Hood Gardens (Goldsmiths Press, Londres, 2022). Films: Faure, Maxime, Pugliese, Adam, Les insulaires (France, 2021). Photographie: Miah, Kois, Lived Brutalism: Portraits at Robin Hood Gardens, (Londres, 2016). Collectifs: reUsine (Bienne), Countdown 2030 (Bâle). Tables rondes: Ne pas démolir est une stratégie (Arc en rêve, Bordeaux, 2022)

 

5 Candilis, G., Josić, A., Woods, S., Toulouse-Le Mirail La naissance d’une ville nouvelle, Stuttgart, Karl Krämer, 1975

 

6 Fernández Salgado, Carlos, La construction de la stigmatisation: effets de la postmodernité sur l’image des derniers grands ensembles de logements sociaux au travers de l’étude de cas de Toulouse Le Mirail, Thèse doctorale, Université polytechnique de Madrid, UPM, 2020

 

7 Candilis, Georges, Bâtir la vie. Un architecte témoin de son temps, Paris, Stock, 1977

 

8 Girometti, Laurent, Leclercq, François, Rapport de la mission sur la qualité du logement. Référentiel du logement de qualité, Ministère du logement, France, septembre 2021, pp. 41-55

 

9 anru.frru, consulté le 05.11.2023

 

10 Collectif d’architectes en défense du patrimoine de l’équipe Candilis au Mirail, «Le Mirail, un patrimoine à réhabiliter au sens propre et figuré», Cité de l’Architecture, Paris, octobre 2023

 

11 Collectif des architectes pour la réhabilitation sans démolition de l’architecture de Candilis- Josić-Woods au Mirail, voir la pétition pour la Sauvegarde des immeubles de Candilis lancée en février 2022

 

12 Lars Ramberg, larsramberg.de, consulté le 05.11.2023

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